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Antidotes, saison 2, épisode 14 – La solution est-elle vraiment d’exclure les élèves « perturbateurs » ?

Les classes en France sont souvent perturbées par des élèves qui empêchent les autres de travailler. Veut-on et peut-on les mettre à part ? Y a-t-il une crise de l’autorité chez les enseignants ou les parents ? Ou plutôt un manque de formation des premiers et d’information des seconds ? Et si les solutions étaient ailleurs que dans l’exclusion et la sanction ?

Le désir de punir et d’exclure certains élèves qui s’exprime dans bien des déclarations politiques mais aussi souvent sur le terrain scolaire témoigne d’un grand simplisme. Il ne s’agit pas ici de traiter le problème d’un point de vue uniquement éthique, mais bien comme un problème pratique. C’est un vrai sujet, et celui que, dans un ouvrage de 20171, je pointais comme une des priorités pour une réforme de l’école. Cinq ans plus tard, et je m’en désole, je ne peux que reprendre en le résumant ce que j’écrivais alors.

Le premier problème, celui qui fait imploser l’école primaire, qui cause les plus forts malaises entre parents et enseignants, qui épuise ces derniers et insécurise les élèves, est celui des enfants en grande difficulté comportementale. Simplement poser ce problème est idéologiquement douteux et je sais bien qu’en faire la première priorité va me valoir une volée de bois vert. De la part de ceux qui n’ont pas ces élèves en charge.

Ne pas abandonner des enfants

Reconnaître le problème n’est pas stigmatiser : c’est refuser d’abandonner des enfants dont les comportements contribuent déjà parfaitement à leur autostigmatisation ! C’est refuser d’abandonner leur environnement social, l’enseignant et les autres élèves. Faut-il attendre une montée de l’exercice d’un droit de retrait chez les personnels ? La multiplication des réclamations voire des pétitions de parents contre un enfant, une famille ?

Nous ne reviendrons pas sur l’école inclusive. Alors prenons-en vraiment le chemin. Laisser la situation comme elle est, comme elle pourrit, c’est ouvrir la porte à une véritable médicalisation du problème, avec les dérives médicamenteuses maintenant connues. La camisole chimique dès le jeune âge ? L’appel fréquent au « placement » de ces élèves est d’abord le signe d’un désarroi et d’une souffrance. Il est stratégiquement vain puisque nous ne reviendrons pas en arrière. Alors comment aider ?

J’ai parlé d’hypocrisie : elle tient à une intégration ou une inclusion faite à l’économie. Il faut des moyens bien sûr, prioritaires. Des moyens en personnels, sans doute, pour une aide psychologique tournée autant vers les élèves que vers les personnels et les parents. Mais aussi une double amélioration de la professionnalisation (qui profitera à tous les élèves) des enseignants et enseignantes : une formation pratique à la gestion des conflits et une meilleure connaissance des mécanismes psychologiques à l’œuvre (par exemple sur la montée de la crise, et l’importance de la reprendre, c’est-à-dire d’en discuter avec l’élève lui-même pour qu’il puisse comprendre les raisons de cette crise et que soit mise en place une stratégie pour éviter sa reproduction.

Est-ce trop demander ? Il n’y a pas le choix, sauf à se contenter de l’impuissance et du mal-être. Mais, en attendant que cela puisse produire un effet, la préparation collective de plans de gestion de crise dans une classe et une école est nécessaire dans chaque école : qui prend en charge, quelle aide, que faire des autres élèves, quelle implication des parents ? Il ne peut y avoir de solutions que collectives, et abandonner un collègue et un enfant face aux difficultés ne peut pas tenir de viatique sur le chemin des crises.

Déni de solidarité

Le deuxième problème est celui de l’aide aux personnels et des solidarités entre adultes. Il faut admettre que du bienêtre des personnels dépend aussi celui des élèves. Les insuffisances de l’Éducation nationale sont connues : pas de médecine du travail et parfois une gestion mécanique et comptable des ressources humaines. Au-delà des responsabilités de l’État, il est grand temps de changer de regard sur ce point car nos idéologies nous détruisent : il est quand même extraordinaire que la France, pays des valeurs universelles, soit autant atteinte dans sa manière d’enseigner par un repli individualiste, chacun dans le pré carré de sa classe !

Nous ne transmettons pas solitairement les connaissances, ne les construisons pas seuls. Dans la création d’un climat scolaire propice aux apprentissages, chaque personne, chaque fonction, est importante, et mérite dignité et reconnaissance. Chacun est complémentaire, pas seulement dans sa fonction mais aussi dans ses différences de point de vue, de compétences et de personnalité. Nous voudrions que les élèves apprennent « les valeurs de la République », sachent admettre l’autre malgré et avec ses diversités. Mais le faisons-nous entre adultes ? La question des conflits d’équipe est un problème majeur qui pourrit la vie de milliers d’établissements.

Faire équipe est une nécessité : tout repli sur soi est un danger, une porte ouverte au mécanisme de l’incivilité et à la solitude des victimes, il empêche l’ordre en commun. Nous avons besoin de bandes d’adultes, des adultes debout et soudés ; nous n’avons pas besoin de procès entre membres du personnel, de stupides querelles de territoire, avec la bureaucratie d’à côté ou, bien sûr, et d’abord, avec les parents.

Pour une discipline intelligente

Les conflits entre adultes portent majoritairement sur la discipline courante, et sur la répression (ou non) des transgressions. Mais comment arriver à un consensus sur ce point quand la réflexion en reste à la pensée magique pour l’immense majorité ? La première forme de cette pensée magique est une pensée aveugle : minimiser le problème, croire qu’en l’évitant il s’apaisera. C’est un leurre : toute non-réponse est une réponse et augmentera les difficultés.

La deuxième forme est pareillement inefficace : penser qu’il suffit de punir pour que, là encore, tout s’apaise. Il y a là un désir de vengeance archaïque et une naïveté quasi religieuse : la croyance que la punition lave l’âme du coupable contrit. Dans le monde de l’école et dans notre société, domine cette pensée magique. L’inflation punitive a pourtant des conséquences bien étudiées : la perte d’estime de soi chez l’enfant, qui peut se compenser psychiquement par l’augmentation du ressentiment et des violences antiscolaires, par la désaffiliation et le retrait, par le désir de vengeance. Le sentiment d’appartenance à son école, premier lien de l’appartenance à la communauté large de la République, en est la première victime. La répétition dans la punition est construction d’une identité déviante, particulièrement chez les garçons, cela a été bien étudié.

Cette pensée magique est parallèle à la conception d’une autorité « naturelle » qui empêcherait que survienne le désordre. Mais rien n’est moins naturel que cette autorité. L’autorité de l’enseignant dépend d’une expertise reconnue – et le « savoir » en est évidemment une base importante. Elle dépend tout autant d’une reconnaissance publique et institutionnelle et d’une assertivité individuelle et collective : elle se construit, en équipe, mais pas en une heure de conférence, même intitulée « formation à la tenue de classe ».

Le droit et la pédagogie

Des solutions existent pourtant, dans le droit comme dans la pédagogie : justice réparatrice, peines alternatives, cercles restauratifs, mais aussi, et peut-être surtout, des façons préventives d’éviter l’enfermement dans le vieux cycle transgression-répression-dépression. Sans prôner un seul modèle, ces solutions se rejoignent : discipline coopérative, discipline positive, médiation par les pairs et médiation sociale, communication positive… Bref, des méthodes non pas baba-cool ou bobos mais concrètes, bienveillantes et fermes.

Parle-t-on simplement de cette pratique banale qu’est la sanction, dans la formation des enseignants ? Le blocage est là encore idéologique, mais ankylosé par des rhumatismes disciplinaires et des concurrences de statuts et de fonctions : tant que le travail du maintien de l’ordre, de l’éducation et du vivre en commun sera considéré comme un « sale boulot » nous n’avancerons pas.

Éric Debarbieux
Sociologue de l’éducation, spécialiste des violences scolaires

D’autre antidotes à lire sur notre site :
Épisode 13 – Suffit-il de savoir pour savoir enseigner ? par Philippe Watrelot

Épisode 12 – L’éducation prioritaire est-elle inefficace, inadaptée, voire stigmatisante ? par Marc Bablet

Épisode 11 – Peut-on vraiment inclure tout le monde à l’école ? Par Gwenael Le Guével

Épisode 10 : Peut-on être bienveillant et exigeant à la fois ? Par Jean-Michel Zakhartchouk

Épisode 9 : Supprimer les notes, est-ce tromper les élèves ? Par Pierre Merle

Épisode 8 : L’élitisme a-t-il été abandonné à l’école ? Par François Dubet

Épisode 7 : Les enfants d’immigrés, responsables de la baisse du niveau ? Par Françoise Lorcerie

Épisode 6 : La laïcité, une valeur menacée ? Par Valentine Zuber

Épisode 5 : Pourquoi tant de haine envers les maths ? Par Claire Lommé

Épisode 4 : À qui profitent les classes de niveau ? Par Marie Duru-Bellat

Épisode 3 : Faut-il s’ennuyer pour apprendre à l’école ? Par Hervé Hamon

Épisode 2 : Quelle place pour les « fondamentaux » à l’école ? Par Claude Lelièvre

Épisode 1 : A-t-on renoncé à enseigner l’histoire de France et le roman national ? Par Yannick Mével

Une première série d’ « antidotes » avait été publiée en 2016-2017 sur notre site et sous la forme d’un hors-série en téléchargement gratuit.

À lire également sur notre site :

Pour une discipline intelligente, par Éric Debarbieux

Quelle autorité à l’école ?, antidote n°8, par Bruno Robbes

Le retour des vieilles lunes, par Éric Debarbieux

L’autorité éducative. La construire et l’exercer, questions à Bruno Robbes

Violences à l’école : ce qu’on sait et ce qui marche, entretien avec Éric Debarbieux


Sur notre librairie :

N° 557 – L’autorité éducative

Coordonné par Michèle Amiel et Bruno Robbes

Dans une société dominée par l’individualisme et l’immédiateté, dans une école affectée par la contestation des savoirs, l’exercice de l’autorité est mis à l’épreuve. Comment tenir le cadre nécessaire à des apprentissages exigeants et instaurer une relation d’autorité qui émancipe ?

 

N°524 – Le climat scolaire
Coordonné par Michèle Amiel et Thomas Dequin

Qu’est-ce qu’un bon climat scolaire ? Est-ce lorsque les élèves répondent à notre fantasme du «  bon élève  » ? On ne peut nier l’impact qu’il a sur les personnels et les élèves. Se sentir bien ou mal à l’école détermine en profondeur le parcours que l’on y mènera.

Notes
  1. Éric Debarbieux, Ne tirez pas sur l’école, Armand Colin, 2017. Voir aussi Éric Debarbieux (dir.) L’impasse de la punition à l’école, Armand Colin, 2019, réédité en 2022.