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Antidotes, saison 2, épisode 5 – Pourquoi tant de haine envers les maths ?

On a beaucoup parlé récemment de la place des mathématiques au lycée suite à la réforme de Jean-Michel Blanquer. Ce débat cache une autre question, celle de l’image des mathématiques, matière dans laquelle on serait bon ou mauvais, et dont l’utilité serait essentiellement de sélectionner une élite. Claire Lommé analyse ce désamour, dans un nouvel antidote.

Le débat fait rage actuellement sur la place des mathématiques en France : les médias se sont emparés de la question, alertés par les associations des spécialistes comme l’Apmep (Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public). Il était temps : cela fait plusieurs années que ces associations signalent des problèmes cruciaux, et que leur parole est rendue inaudible. L’approche des élections, couplée à de multiples couacs et bévues du ministère de l’Éducation nationale à diverses occasions, aura permis de faire entendre la voix de celles et ceux qui voudraient partager les mathématiques, les transmettre comme une part naturelle de la culture générale, outiller l’ensemble de la population. Mais il y a encore du chemin à parcourir : les mathématiques sont malaimées, en France, depuis longtemps. Elles sont embourbées dans des clichés. Pourquoi ?

Tout se passe comme si notre société avait acté que les mathématiques sont détestables. Le Monde, dans un article du 9 février 2022, qualifie les maths de « bête noire des lycéens ». Pourtant, quand on répond à la question « vous enseignez quoi, comme matière ? » par « les maths », on voit plus souvent émerger des souvenirs neutres ou agréables que des douleurs et des souffrances passées. L’horreur des maths est-elle donc une chimère, une attitude acquise, socialement construite, particulière à la France ? Difficile à dire ; mais peut-être la catégorisation négative des maths tient-elle aujourd’hui davantage d’une réaction superficielle que d’un désamour profond et constitutif.

Quelques causes du désamour

Si cela est vrai, pourquoi se transmet-on cette attitude acquise ? Et depuis quand ? La question est complexe et les causes forcément multifactorielles. Mais il en est quelques-unes qu’on connaît. La « réforme des maths modernes » en fait sans doute partie. Elle date de plus de cinquante ans ; un demi-siècle, et pourtant. Elle a participé à créer une fracture, qui s’est répercutée comme une onde de choc au fil des générations. Ce bouleversement de l’enseignement des mathématiques, brutalement enseignées de façon formelle et théorique, a éloigné un grand nombre d’élèves d’alors, eux-mêmes devenus parents ensuite, et marqués par leur expérience négative. Quelques autres (dont je fais partie) ont vécu avec bonheur l’accès à ces merveilleux contenus. Mais il est clair qu’ils n’étaient pas adaptés à un enseignement commun.

Cette réforme a aussi eu pour effet, peut-être plus insidieux, de présenter les mathématiques comme un objet dangereux car multiforme, pernicieux façon iceberg. Une génération, ou presque, prise par surprise et heurtée par l’incompréhension, l’absence apparente de tout lien avec son environnement, avec sa vie, en a conclu rapidement : les maths, ça ne veut rien dire et ça ne sert à rien. Puisque je ne comprends pas, puisque nous sommes nombreux à ne rien comprendre, rejetons tous ensemble cette absurdité douloureuse.

Évidemment, tous ces anciens élèves plus ou moins traumatisés par les mathématiques, ont poursuivi leur chemin, accédé à des emplois, acquis de la culture. Donc si on peut vivre sans maths, c’est bien qu’elles ne servent à rien. Voilà. Hop, c’est réglé ! Bien sûr, c’est là une erreur de logique. Mais elle est un raccourci de pensée si pratique, tellement facile à partager par toutes celles et tous ceux qui ont eu mal aux maths, qu’elle a tous les atouts pour se propager dans la société. Et elle court, elle court, l’erreur de logique et de représentation, dans tous les milieux, jusqu’à voir aujourd’hui toute une classe de dirigeants sans aucune culture mathématique (et scientifique en général), et fière de l’être. Cette absence d’appétence et de savoirs mathématiques chez celles et ceux qui gouvernent ne fait qu’accroître dramatiquement le fossé entre maths et culture générale.

La réussite et l’élite

Les mathématiques étant de moins en moins partagées, elles sont devenues une discipline de niche. Or, cette niche est classée parmi ce qu’on appelle « une élite ». Autrement dit un petit groupe de personnes censés être influents, favorisés, qui forment un entresoi impénétrable. Et pendant ce temps, les mathématiques deviennent un marqueur de réussite scolaire. Peu importe que tu ne comprennes pas vraiment, que tu n’aimes pas les maths, si tu y réussis, tu es intelligent. Et donc si tu n’y réussis pas… Ainsi est enfoncé de façon insupportable le clou du rejet des maths. Et si bien enfoncé qu’il blesse plus encore, à raison : l’élitisme abime notre société, l’évaluation façon concours ruine l’attrait naturel au savoir et le plaisir d’apprendre.

Parmi les causes du désamour des mathématiques, il n’y a pas que la reproduction de comportements et cette déconstruction des savoirs. Il y a aussi la nature de l’exercice des mathématiques. Libération écrivait, dans un article du 11 février 2022, qu’il faudrait « sans doute se scandaliser davantage de cette déchéance nationale que des maux de la philosophie française, qui elle se porte très bien ». Cette amère conclusion d’un édito est intéressante en cela qu’elle met en parallèle maths et philo. En mathématiques, on travaille beaucoup l’abstraction. C’en est une difficulté, car l’abstraction est par essence liée à des conceptions mentales qui ne peuvent pas forcément se représenter facilement, explicitement ou précisément. Alors oui, c’est parfois ardu, mais c’est un objectif des maths : imaginer, concevoir, envisager, comprendre. Avec un effet secondaire aussi inévitable que salutaire : se tromper.

L’erreur fait partie de l’exercice des mathématiques. Elle en est constitutive, elle est un élément qui mène à la compréhension. Dans une société dans laquelle il ne faut surtout pas se tromper, il faut aller plus vite, plus loin et en le clamant plus fort que ses pairs, l’erreur est mal vue. Elle est l’émanation d’un manque d’esprit, dans l’imaginaire collectif. Là encore, quelle dramatique représentation ! Il faut se tromper, et pour pouvoir bien se tromper, il faut le partager. Quoi de plus beau que de ne pas être sûr, mais de s’aventurer au gré d’indices ou d’intuitions pour chercher, l’esprit ouvert, à accéder à la vérité ? Vérité qui, en mathématiques, tient une place toute particulière. En philosophie, on peut revendiquer des points de vue différents sans estimer que l’un ou l’autre est faux. En maths, on peut débattre d’un résultat ou de la façon d’y parvenir, mais dans un cadre donné le vrai est unique.

Enfin, les mathématiques et la philosophie diffèrent par le langage : on peut prétendre « faire de la philosophie » (à tort ou à raison) en langage courant. Les mathématiques ont des langages particuliers, qui nécessitent un apprentissage, que ce soit dans le lexique, le symbolique, le figural. Cependant l’expression « être philosophe », tout à fait galvaudée, montre bien qu’en fait la philosophie est certes mieux vue dans notre société, mais sans doute pas mieux pratiquée. On peut faire illusion plus facilement.

La culture est multidomaine. Elle inclut les mathématiques. En plus d’être transférable à de nombreux autres champs (non exclusivement scientifiques), en plus d’apporter des savoirs utiles, la culture mathématique confère une formation intellectuelle développant l’aptitude à la lucidité. Même si les maths ne sont pas la seule discipline apte à enrichir les capacités de réflexion et de raisonnement, elles offrent la possibilité d’apprendre à raisonner et à comprendre très efficacement. Et comme le dit Kyne Santos, drag queen portée par l’amour des maths et de son partage, comprendre est important pour tout le monde. Voire vital.

Claire Lommé
Professeure de mathématiques en collège et formatrice

D’autre antidotes à lire sur notre site :

Épisode 8 : L’élitisme a-t-il été abandonné à l’école ? Par François Dubet
Épisode 7 : Les enfants d’immigrés, responsables de la baisse du niveau ? Par Françoise Lorcerie
Épisode 6 : La laïcité, une valeur menacée ? Par Valentine Zuber
Épisode 4 : À qui profitent les classes de niveau ? Par Marie Duru-Bellat
Épisode 3 : Faut-il s’ennuyer pour apprendre à l’école ? Par Hervé Hamon
Épisode 2 : Quelle place pour les « fondamentaux » à l’école ? Par Claude Lelièvre
Épisode 1 : A-t-on renoncé à enseigner l’histoire de France et le roman national ? Par Yannick Mével

Une première série d’ « antidotes » avait été publiée en 2016-2017 sur notre site et sous la forme d’un hors-série en téléchargement gratuit.

Et aussi :
« Il faut arrêter de tout changer tous les quatre matins », entretien avec Sébastien Planchenault
« Il faut s’apaiser face aux maths », entretien avec Baptiste Hebben et Claire Lommé, coordonnateurs du dossier « Les maths, est-ce que ça compte ? » de notre n°573.


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Les maths, est-ce que ça compte ?

Coordonné par Baptiste Hebben et Claire Lommé
Tous les acteurs de l’enseignement se trouvent confrontés à la question des « bases » ou des « fondamentaux » : pour effectuer des choix dans les programmations, pour remédier aux difficultés d’élèves, pour proposer des évaluations. Quelles sont les mathématiques que l’on doit enseigner aujourd’hui ?