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Antidotes, saison 2, épisode 4 – À qui profitent les classes de niveau ?

Les classes hétérogènes, bonnes pour personne, ni pour les plus forts qui perdent leur temps, ni pour les plus faibles qui ne peuvent rattraper leur retard dans ces classes ? Et si c’était plus compliqué que ça ? Cela valait bien une bonne dose d’antidote !

Les propositions des différents candidats sur l’école se font attendre ; à tout le moins elles restent floues : il y a bien le retour à la blouse et l’étude du latin-grec pour tous d’Éric Zemmour, ainsi qu’une proposition précise de Valérie Pécresse qui mérite d’être débattue, réinstaurer l’examen d’entrée en 6e et prévoir des classes de remise à niveau, tout en accueillant les plus forts dans des classes à langue renforcée…

La question de la « gestion de l’hétérogénéité » des élèves au collège n’est pas neuve et elle est posée depuis la réforme Haby : en 1975, elle prévoyait déjà, au-delà de l’organisation de classes hétérogènes constituant une dimension cruciale du collège unique, à la fois des soutiens pour les plus faibles et des possibilités d’approfondissement pour les plus forts. Il ne fait pas de doute que les élèves sortent de l’école primaire avec des niveaux d’acquis déjà inégaux (notamment, environ un cinquième d’entre eux n’a pas, en fin de CM2, le niveau censé acquis en lecture), ce que le ministère reconnaît parfaitement.

Faut-il pour autant renoncer à scolariser ensemble tous les élèves en reconstituant de fait des filières ? Une tendance, soit dit en passant, contraire à ce qui se fait aujourd’hui en Europe, où les pays qui étaient organisés en filières à ce niveau y renoncent progressivement pour un socle commun à tous…

Ségrégation sociale

Quels effets cela aurait-il ? La recherche est assez claire : dès lors que la réussite en primaire reste marquée par des inégalités sociales significatives, des classes de niveaux scolaires seraient aussi des classes consacrant une ségrégation sociale. Avec pour conséquence, sur le plan scolaire, une moindre progression des élèves concentrés dans les classes faibles, du fait de processus bien explorés par la recherche : les élèves faibles, en étant d’autant plus conscients qu’ils sont regroupés entre eux, développent des attitudes moins favorables au travail, les enseignants adaptent à la baisse leurs attentes et la couverture des programmes, tandis que les élèves moyens et bons (de même que nombre d’enseignants) font tout pour quitter ces classes.

Alors que dans les enquêtes internationales, la France se distingue par un pourcentage élevé d’élèves faibles, tandis qu’on sait par ailleurs que les élèves « fragiles » sont plus affectés par les caractéristiques du contexte scolaire, une part de cette spécificité nationale vient de la concentration des élèves faibles dans les mêmes établissements ; en particulier, les analyses de Mathieu Ichou1 montrent que les élèves d’origine étrangère sont pénalisés par la ségrégation dont ils sont l’objet.

Qu’en est-il des élèves forts ? Certains travaux au niveau collège montrent qu’ils peuvent gagner au contact d’élèves plus faibles (notamment parce qu’expliquer à des plus faibles que soi fait progresser, si l’occasion leur en est donnée), et en tout cas que leur vécu peut être plus tendu quand, scolarisés dans des bonnes classes, ils sont confrontés à une majorité de très bons élèves. Au total, les classes de niveau ne débouchent pas sur l’amélioration du niveau moyen de tous les élèves et augmentent les inégalités.

L’effet des pairs

De plus, il faut prendre en compte aussi la socialisation des élèves : le confinement a bien mis en lumière combien les élèves avaient besoin les uns des autres pour apprendre et s’épanouir. On connaît aujourd’hui les « effets des pairs »2. En particulier, les projets d’avenir et les aspirations sont très liés aux pairs que l’on côtoie, et sont plus ambitieux pour les élèves de milieu populaire au contact d’élèves de milieu plus favorisé. Il peut certes y avoir des tensions et, dans tous les cas, la mixité sociale doit être encadrée avec une préoccupation éducative. D’autant plus qu’on sait aussi que « les interactions au sein d’une même école entre des élèves de milieux différents pourraient avoir un effet bénéfique sur l’acceptation des différences »3.

La reconstitution de classes de niveaux (ou du moins leur consécration, tant on sait qu’aujourd’hui elles existent de manière informelle, souvent taboue), sans avoir des effets significatifs sur les progressions moyennes, aurait donc pour effet indiscutable de creuser non seulement les inégalités d’acquis mais aussi les divergences dans les expériences juvéniles scolaires et extrascolaires.

Un choix politique

D’un point de vue politique, ce serait renoncer de fait à la poursuite du socle commun. C’est baisser les bras un peu vite : est-on vraiment incapable, dans notre pays, contrairement à nombre de pays de niveau économique comparable, d’égaliser ce que l’on estime souhaitable que les jeunes maîtrisent pour entrer dans la vie (les « skills for life » que cherchent à appréhender les enquêtes PISA) ? Ce serait renoncer du même coup à égaliser les acquis en fin de primaire, le plus tôt possible, sans attendre l’entrée en 6e.

Certes, il pourrait y avoir un débat légitime pour établir jusqu’à quelle étape de la scolarité on privilégie la formation et l’éducation de toute une classe d’âge ensemble, afin, non seulement d’acquérir un bagage scolaire, mais aussi de garder le contact avec ceux qui sont et seront vos compatriotes, si l’on peut dire ! Si l’on estime qu’il y a ensuite un temps (à expliciter) pour des spécialisations, des hiérarchisations sont possibles (dès le lycée, ou plus tard ?), puisqu’on n’imagine pas que les jeunes puissent être formés de manière strictement identique jusqu’à l’entrée dans la vie active.

En fait, si la question de l’hétérogénéité des classes, et, en filigrane, celle de la ségrégation sociale des milieux scolaires (classes et établissements) n’est pas abordée de front, ce n’est pas seulement parce que les politiques font peu de cas de la recherche en éducation, mais aussi parce qu’ils craignent les réactions de leurs électeurs. Qui soutient aujourd’hui davantage de mixité sociale ? Ceux qui auraient à y gagner ne s’expriment guère sur les questions scolaires, tandis que ceux qui s’expriment le plus fort sont obsédés par l’excellence et le classement de leurs enfants, mettant sous le boisseau les convictions progressistes qu’ils affichent souvent sur la démocratisation de l’école…

Marie Duru-Bellat
Chercheuse à l’Observatoire sociologique du changement

D’autre antidotes à lire sur notre site :

Épisode 8 : L’élitisme a-t-il été abandonné à l’école ? Par François Dubet
Épisode 7 : Les enfants d’immigrés, responsables de la baisse du niveau ? Par Françoise Lorcerie
Épisode 6 : La laïcité, une valeur menacée ? Par Valentine Zuber
Épisode 5 : Pourquoi tant de haine envers les maths ?Par Claire Lommé
Épisode 3 : Faut-il s’ennuyer pour apprendre à l’école ? Par Hervé Hamon
Épisode 2 : Quelle place pour les « fondamentaux » à l’école ? Par Claude Lelièvre
Épisode 1 : A-t-on renoncé à enseigner l’histoire de France et le roman national ? Par Yannick Mével

Une première série d’ « antidotes » avait été publiée en 2016-2017 sur notre site et sous la forme d’un hors-série en téléchargement gratuit.


Sur notre librairie :

Enseigner en classes hétérogènes

Jean-Michel Zakhartchouk – ESF et Cahiers pédagogiques – Nouvelle édition enrichie- mars 2021

Une nouvelle édition de ce livre, offrant en premier lieu de nombreuses pistes pour que l’hétérogénéité ne soit pas un obstacle aux apprentissages, mais au contraire une « chance ». Avec une actualisation, en particulier autour de la question « peut-on différencier à distance ? »

Notes
  1. Mathieu Ichou, Les enfants d’immigrés à l’école, PUF, 2018.
  2. Voir Anna Mazenod, « Classes de niveau : variations internationales dans les regroupements d’élèves et la constitution des classes de niveau », Revue française de pédagogie, n°212, 93-108, 2021
  3. Olivier Monso, Denis Fougère, Pauline Givord, Claudine Pirus, « Les camarades influencent-ils la réussite et le parcours des élèves ? », Éducation et Formations, n°100, 2019, p.23-52. Voir aussi Béatrice Boutchenik et Sophie Maillard, « Élèves hétérogènes, pairs hétérogènes. Quels effets sur les résultats au baccalauréat ? », Éducation et Formations, n°100, p.53-72.