Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Antidotes, saison 2, épisode 6 – La laïcité, une valeur menacée ?

La laïcité est-elle une valeur, au même titre que la liberté, l’égalité, la fraternité, ou plutôt un principe philosophique et juridique permettant de les garantir? Est-elle menacée, comme on l’entend dire, et qui la menacerait ? Une mise au point nécessaire qui s’inscrit dans notre série d’antidotes dans la cadre de la campagne électorale actuelle.

Il n’est pas rare d’entendre dans les discours publics récents, tant politiques que médiatiques, que la laïcité serait une « valeur » de la République, à l’instar de celles déjà attestées dans la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité ». Il est tout aussi fréquent d’entendre, et de la part des mêmes locuteurs, que cette laïcité serait particulièrement menacée de nos jours et qu’il serait de notre devoir de la défendre contre vents et marée, tant à l’école que dans le reste de la société.

Ces deux propositions, la laïcité comme « valeur » éminemment nationale et la laïcité « en danger » sont cependant très problématiques. Non seulement leur répétition ad nauseam les fait apparaître comme de simples éléments de langage, des slogans sans véritable contenu ne reposant sur aucune réalité réellement observable et quantifiable, mais elle contribue à obscurcir encore le débat en déformant sciemment une réalité historique en un combat moral très souvent partial.

De la philosophie et du droit

Car qu’est-ce que la laïcité ? Historiquement, ce concept recouvre deux réalités, l’une philosophique, l’autre juridique. C’est d’abord une philosophie politique issue de la sécularisation progressive des États-nations initiée à l’époque moderne, au lendemain des guerres de religion qui ont endeuillé l’Europe aux xvie et xviie siècles. Théorisée par les philosophes des Lumières, elle a été mise en pratique d’un point de vue juridique par les révolutions américaine et française de la fin du xviiie siècle. Dès 1791, par le premier amendement à la Constitution, le système politique américain a interdit toute reconnaissance et tout financement d’une religion officielle par l’État, ce qui aboutit à une séparation institutionnelle stricte entre les deux domaines de compétence spirituel et temporel.

En France, on a oscillé, et ce jusqu’à la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, entre un modèle pluraliste de reconnaissance, de financement et de contrôle étatique des cultes (le système des cultes reconnus napoléonien) et un modèle séparatiste inspiré par le modèle américain (en 1795 et 1905).

Car pour qu’un État soit considéré comme laïque, il lui faut respecter un certain nombre de critères : la neutralité et l’impartialité de la puissance publique, l’indépendance croisée des instances politiques et des institutions religieuses, le respect de la liberté de religion, de conviction et d’expression des individus et des groupes, l’égalité civile de tous les citoyens indépendamment de leurs croyances religieuses (ou non-religieuses).

Des formes juridiques variées

À partir de cette philosophie politique commune, les formes prises juridiquement par la laïcité dans les différents États modernes peuvent être très variées et découlent généralement de l’histoire propre aux pays considérés.

En France, le modèle séparatiste est défini par la loi de 1905. L’État français ne reconnait et ne finance aucun culte (article 2), mais reste le garant de la liberté individuelle de conscience et collective d’expression religieuse dans l’espace public (article 1). La neutralité de l’État s’exprime à travers l’abandon de toute signalétique religieuse particulière sur les bâtiments publics (ministères, mairies, services publics divers, cimetières…), mais aussi dans l’affichage vestimentaire des fonctionnaires de l’État. Le principe de laïcité n’impose donc l’obligation de neutralité religieuse ou philosophique qu’à l’État lui-même et à ceux qui le représentent auprès des citoyens, afin de prémunir ces derniers de toute possibilité de discrimination, qui mettrait à mal l’égalité du traitement devant être réservée à chacun.

On comprend bien dès lors, que la laïcité est une puissante garantie de la bonne conservation des libertés d’opinion et d’expression, même religieuses (pour paraphraser l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789) dans la société. Les citoyens restent donc théoriquement libres de leurs pratiques rituelles ou vestimentaires dans l’espace public partagé, dans la mesure où cela ne contrevient pas à l’ordre public.

Renouvèlement du débat

Depuis une trentaine d’années maintenant, la visibilité croissante de pratiques religieuses non traditionnellement chrétiennes a renouvelé le débat sur la laïcité dans notre pays. Et face à une culture considérée comme allogène, les tenants de la neutralité religieuse ont eu tendance à vouloir étendre celle-ci du domaine de l’État aux citoyens eux-mêmes. Face à des coutumes jugées rétrogrades ou excessivement politiques, dans un pays traumatisé par une série d’attentats meurtriers à coloration islamiste, l’opinion de certains sur les contours à donner au principe de laïcité a changé du tout au tout.

Et cette nouvelle exigence de réserve dans l’expression religieuse publique, que ce soit à travers leurs vêtements ou certaines pratiques communautaires, s’est faite par l’intermédiaire de projets de loi ou de lois qui ont contribué à en transformer le sens commun. Interdiction des signes religieux ostensibles à l’école publique (2004), interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public (2010), signature d’un contrat d’engagement républicain pour les associations demandant des subventions publiques (2021), tentatives d’interdiction du burkini sur les plages (2016), du port du voile pour les parents accompagnateurs de sorties scolaires (2019), à l’université (2016-2021), dans le sport (2022)… Les mesures préconisées par les personnels politiques vont toujours dans le même sens, celui de la restriction des libertés individuelles en matière de convictions religieuses et, en particulier, celles portées par nos concitoyens musulmans.

La dernière loi entrée en vigueur, celle « confortant le respect des principes de la République » (2021) semble de plus vouloir revenir sur le principe initial d’ignorance de la laïcité de type séparatiste en renforçant considérablement le pouvoir de contrôle (policier, administratif et financier) de l’État sur le religieux.

Laïcisme

Car la laïcité, à l’origine principe de liberté, cadre juridique du fonctionnement harmonieux dans une société plurielle, est devenue peu à peu dans l’esprit de certains un outil de préservation du statu quo, d’interdiction de l’expression multiculturelle, de neutralisation philosophique et visuelle de l’espace commun, de barrage contre l’islamisme, en bref une véritable idéologie, qui porte un nom : le laïcisme.

En raison de ce virage interprétatif, la laïcité, soi-disant mise à mal par les expressions religieuses ou culturelles musulmanes publiques, a pu être ainsi déclarée « en danger », à mesure que sont régulièrement pointées à la vindicte publique les « atteintes à la laïcité » supposées de la part de citoyens croyants, d’élèves ou de leurs familles. Tout un vocabulaire guerrier a accompagné cette mutation (combat laïque, défense de la laïcité…) et nous renvoie ainsi à une culture anticléricale ancestrale et souvent coupables d’abus liberticides au cours de notre histoire, autrefois dirigée contre le cléricalisme catholique et maintenant obsédée par l’islam.

Le combat laïque actuel dans sa version antimusulmane n’est plus celui de la liberté de croire ou de ne pas croire (même s’il s’en réclame pourtant à corps et à cris), mais bien celui de la répression et de l’obligation de conformité des citoyens, en particulier les musulmans. Ceux-ci sont désormais sommés de respecter, d’intégrer et de chérir des valeurs de la République redéfinies et transformées en impératifs moraux surplombants.

Or, la laïcité n’est certainement pas une valeur morale, à l’instar de celles qui sont énumérées dans notre devise républicaine. La laïcité doit au contraire pouvoir conserver sa place modeste, mais capitale, dans notre système de gouvernement : rester ce pour quoi elle a été historiquement définie, un cadre politique et juridique permettant une application juste et impartiale et dans le respect des idéaux démocratiques de liberté et d’égalité, garanties à tous les citoyens de ce pays, sans exception ni dérogation possible.

Valentine Zuber
Historienne, directrice d’études à l’École pratique des hautes études (PSL)

Pour aller plus loin :

Valentine Zuber, La laïcité en débat. Au-delà des idées reçues, Le Cavalier bleu, 2020.

D’autre antidotes à lire sur notre site :

Épisode 8 : L’élitisme a-t-il été abandonné à l’école ? Par François Dubet

Épisode 7 : Les enfants d’immigrés, responsables de la baisse du niveau ? Par Françoise Lorcerie

Épisode 5 : Pourquoi tant de haine envers les maths ? Par Claire Lommé

Épisode 4 : À qui profitent les classes de niveau ? Par Marie Duru-Bellat

Épisode 3 : Faut-il s’ennuyer pour apprendre à l’école ? Par Hervé Hamon

Épisode 2 : Quelle place pour les « fondamentaux » à l’école ? Par Claude Lelièvre

Épisode 1 : A-t-on renoncé à enseigner l’histoire de France et le roman national ? Par Yannick Mével

Une première série d’« antidotes » avait été publiée en 2016-2017 sur notre site et sous la forme d’un hors-série en téléchargement gratuit.

Et aussi :

Les rappels utiles de l’Observatoire national de la laïcité, par Françoise Lorcerie

De la laïcité en France, recension par Jean-Michel Zakhartchouk

« Je dois dire que la laïcité m’est presque familiale », entretien avec Nicolas Cadène

« La formation des enseignants à la laïcité est une priorité. » Entretien avec Jean-Louis Bianco