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Mettre à nu les nudes

Comment aborder en classe la problématique des nudes avec des adolescents et adolescentes ? Comment en faire une occasion d’apprentissages, en sciences et en enseignement moral et civique notamment ? Voici les questionnements et la démarche d’une équipe d’enseignantes et enseignants de lycée.

40 % de nos élèves de 2de disent avoir déjà reçu des nudes (image érotique ou photo de nu envoyée par texto ou message privé sur un réseau social) non consentis. 60 % de ces élèves sont des filles. Face à ce constat, plusieurs réactions : l’indifférence, l’indignation, l’étonnement ou la considération.

Pour agir, des voies existent : contrôler l’envoi de ces photos, limiter l’accès aux écrans, ou responsabiliser celles et ceux qui prennent ces nudes. Les mots de Yara Barrense-Dias, responsable du Groupe de recherche sur la santé des ados à l’université de Genève, ouvrent une autre voie : « Vouloir stopper le sexting pour éviter les dérives, c’est comme vouloir interdire les relations sexuelles pour éviter le viol. » Loin de l’interdiction parfois culpabilisante, il y a donc l’ambition éducative.

C’est ce choix que nous faisons en équipe : informer pour éduquer au choix éclairé.

Pour passer des ambitions aux actes, nous – enseignants de matières très diverses (SVT, documentation, SES, français, histoire-géographie) – avons mis en œuvre une séance d’éducation à la vie affective et sexuelle à destination des vingt classes de 2de de notre lycée. Nous partageons ici la séance et notre cheminement pédagogique.

Le sexting, c’est quoi ?

Quand nous nous sommes réunis entre collègues pour préparer cette séance en lien avec le sexting, nous avons d’abord réalisé que ce terme n’était pas utilisé par nos élèves. Eux parlent de nudes.

Nous avons donc décidé de commencer notre session avec les élèves par un point de vocabulaire pour s’assurer que nous parlions tous et toutes des mêmes choses. La séance commence par la projection d’un clip vidéo de Stop cybersexisme, suivie d’un temps de prise de parole par les élèves : « À quoi vous fait penser cette vidéo ? » Les mots fusent. Ils sont écrits au tableau : harcèlement, discrimination, genre, nudes, cyberharcèlement.

Nous clarifions les termes : « Vous, vous appelez ça des nudes, mais derrière ce terme, vous mettez beaucoup de choses différentes. » Les nudes renvoient finalement à trois types de phénomènes : le sexting d’abord, c’est-à-dire l’envoi ou la réception de photos ou de messages à caractère sexuel entre deux personnes consentantes ; les dickpicks, ensuite, correspondent plus spécifiquement à la réception non consentie d’images à caractère sexuel ; le revenge porn, enfin, c’est-à-dire la diffusion non consentie de photos à caractère sexuel, prises dans un cadre consentant ou non.

L’envoi de nude : une histoire de consentement

Au-delà du constat des chiffres, qui démontrent la réalité du phénomène dans le quotidien de nos élèves, il y a la question du traitement. Quand l’envoi de nudes se mue en « affaire » c’est que l’envoi échappe à la sphère intime entre deux personnes.

Les réactions sont alors malheureusement unanimes : on focalise sur la victime. Peut-être n’aurait-elle pas dû envoyer cette photo ? Sans doute aurait-elle dû faire attention à qui elle l’envoyait ? Dans son intérêt, faudrait-il l’éloigner des autres ?

Quand on est animé par l’éthique de l’éducabilité, on peine à se rallier à cette vision culpabilisante. On se tourne alors davantage vers la personne qui a diffusé le nude : avait-elle vraiment conscience de ce qu’elle faisait ? Sait-elle que l’envoi non consenti tombe sous le coup de la loi ?

Bref, si on veut éduquer au choix éclairé, peut-être vaut-il mieux s’adresser aux personnes qui diffusent les nudes. Arrive alors l’épineuse question : comment faire concrètement ?

Débats mouvants

Avec notre équipe, nous continuons la séance avec l’organisation de débats mouvants1. Une situation est projetée au tableau et les élèves doivent se positionner dans l’espace pour assumer leur accord ou désaccord vis-à-vis de ce qui est présenté. Une fois positionnés, les élèves échangent et peuvent se déplacer s’ils trouvent l’argument d’un camarade convaincant.

Plusieurs modalités de prise de paroles sont ensuite expérimentées pour faciliter l’argumentation, les échanges et les potentielles inflexions de point de vue. Chaque petit débat se conclut par un apport d’informations en lien avec la loi et la déconstruction des stéréotypes genrés.

Ainsi, progressivement, le rapport des élèves glissent de l’opinion morale et individuelle à la maitrise du sujet sous un angle légal et scientifique. L’éthique ne s’efface pas pour autant, mais elle est collectivement discutée.

C’est par exemple le cas, lors d’une des situations présentée : « Avec mon ex, on aimait bien faire des petites vidéos nues qu’on regardait ensuite tous les deux, elle était consentante pour les tourner. Elle me harcèle maintenant pour que je les supprime, de peur que je les poste sur les réseaux. J’estime que j’ai le droit de la garder en souvenir. »

Certains jugent la personne qui a été consentante pour faire cela, d’autres jugent celle qui conserve les vidéos sur son téléphone.

Entrer dans la discussion

C’était un point de bascule dans la séance : celui où les élèves laissaient de côté l’exercice, pour entrer dans une véritable discussion entre eux. De cette discussion, ressortaient leurs représentations profondes de la sexualité, notamment s’ils considéraient qu’il y avait des différences entre les filles et les garçons. C’était l’occasion pour les enseignants d’introduire d’autres notions, comme le patriarcat, et les assignations qui en découlent concernant le rapport des femmes à la sexualité (mythe de la pureté, de la virginité, etc.)

En allant sur le terrain moral, les élèves s’ouvrent davantage et doivent faire la distinction entre leurs croyances (une majorité, garçons comme filles, semblait plutôt rejeter la pratique des nudes en général) et les règles qui permettent la vie en société.

En effet, le recours à la loi tranche : cette personne a bien le droit de garder ces vidéos, du moins, la loi ne l’oblige pas à les supprimer. La discussion se poursuit quand même, peut-être que la personne peut se mettre à la place de l’autre et comprendre la demande de supprimer.

Les situations se succèdent et permettent d’aborder le consentement (« est-ce qu’il ou elle a vraiment consenti si l’autre a insisté ? »), le sexisme (« pourquoi ce serait plus grave pour une fille d’envoyer des nudes ? »), et les risques légaux, même pour les mineurs (« je ne savais pas que c’était aux parents de payer l’amende pour les mineurs »).

Une question pour tout le monde

Très vite, nous nous sommes questionnés sur la manière de diffuser ce travail à l’ensemble des élèves du lycée. En effet, cette séance n’est réalisée qu’auprès des classes de 2de. La direction nous aide et nous soutient, ce qui est déjà beaucoup, mais, comme bien souvent, nous prenons sur nous : être payé une heure pour deux heures, faire la séance sur nos créneaux libres pour ne pas rater de cours, etc. Les contraintes pèsent.

Pour ouvrir plus largement cette réflexion sur les nudes, nous avons décidé de demander aux élèves de 2de de rendre compte de ce qu’ils retenaient de cette séance à travers une exposition visible au CDI.

Ainsi, les deux heures se terminent par une demi-heure de réalisation d’affiches. Par groupes de trois ou quatre, les élèves se voient confier une situation évoquée lors des débats mouvants et synthétisent leurs échanges et les informations en lien avec le sujet questionné.

Tâtonner mais baliser

Nous aurions pu faire appel à une association pour qu’elle prenne en charge une séance sur ce sujet. Nous faisons le pari que notre expertise pédagogique et notre connaissance des élèves peuvent nous permettre d’aborder ces questions avec une exigence d’apprentissage. Nous nous sommes donc coformés, puis lancés.

Surtout, nous assumons le tâtonnement, cette séance n’est pas parfaite et devra évoluer. Une réunion sera organisée en fin d’année dans ce but et pour étendre la mise en œuvre de ces séances à d’autres classes.

Des certitudes ancrent tout de même notre démarche commune. La coanimation en fait partie, elle permet une vigilance mutuelle sur les propos tenus pour toujours rester dans le cadre de l’éducation et éviter les débordements de jugements. Les temps individuels pour éviter le conformisme en groupe nous paraissent être une balise nécessaire. Par exemple, avant le positionnement lors du débat mouvant, les élèves ne doivent ni parler ni bouger pendant qu’ils lisent toutes les situations.

Parler des nudes avec les élèves, et plus largement de sexualité, ce n’est pas facile. Faut-il pour autant se résigner ? Quand on travaille à l’éducation de tous et toutes, la résignation n’est jamais une option, la difficulté est un défi qu’il nous faut relever collectivement. C’est aussi cela qui stimule le quotidien de notre métier d’enseignant.

Laurent Reynaud, Céline Cael, Céline Rebelo, Jean-Baptiste Gautier, Anne-Sophie Guillou, Salomé Bougon
Enseignants au lycée Jacques-Feyder d’Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis)

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Notes
  1. Pratique détaillée dans l’ouvrage Faire collectif pour apprendre de Laurent Reynaud, ESF et Cahiers pédagogiques, 2022.