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Antidotes, saison 2, épisode 2 – Quelle place pour les « fondamentaux » à l’école ?

Lire, écrire, compter, et éventuellement respecter autrui : enseigne-t-on suffisamment ces « fondamentaux » en France ou faut-il les renforcer ?  Qu’en dirait Jules Ferry, indépassable référence pour certains qui pourtant ne le connaissent pas vraiment ? Et si ce qu’on entend par « fondamentaux » était moins évident qu’il n’y parait ? Antidote à des idées reçues trop bien ancrées sur le sujet.

Renforcer la place des « fondamentaux » à l’école primaire pour ne pas se disperser. Cette orientation est portée en ce XXIe siècle non seulement par des candidats d’extrême-droite à l’élection présidentielle, mais aussi par des candidats appartenant à la mouvance politique des « Républicains ». Cela avait été le cas par exemple de François Fillon à celle de 2017, c’est le cas de Valérie Pécresse pour celle de 2022. « Augmenter en primaire de deux heures par semaine l’enseignement du français, une heure par semaine celui des mathématiques. Cela permettrait d’arriver à 50% de français et 25 % de mathématiques en CP-CE1-CE2 » a-t-elle déclaré au Figaro dès le 11 octobre 2021. Et elle a réitéré depuis plusieurs fois cette orientation « fondamentale » pour elle, notamment lors de son « grand meeting » du 13 février 2022.

Cette proposition d’augmenter nettement les horaires dévolus à l’enseignement du français et des mathématiques à l’école élémentaire ne peut que susciter un vif étonnement si on a bien en tête ce qu’il en est dans la plupart des pays.

Les données que l’on peut lire dans Regards sur l’éducation de 2021 (une publication de l’OCDE) sont sans appel. Le pourcentage des horaires hebdomadaires d’enseignement dévolus à « la lecture, l’expression écrite et la littérature » d’une part et aux mathématiques d’autre part sont nettement plus élevés en France (respectivement 38 % et 21 % ) que pour la moyenne des pays de l’OCDE (25 % et 17 % ) ou pour la moyenne des vingt-deux pays de l’Union européenne (26 % et 17 % ).

Et cela, alors même que le nombre d’heures annuel de temps de classe dans l’enseignement primaire est plus élevé en France (864 heures) que pour la moyenne des pays de l’OCDE (807 heures) ou pour la moyenne des vingt-deux pays de l’Union européenne (766 heures).

Restauration et monarchie

Cela fait plus de deux siècles que la fameuse trilogie « lire, écrire, compter » est mise en avant pour l’enseignement primaire. Et cela a sans doute frappé les esprits et la « mémoire collective ». Sous la Restauration, « l’ordonnance royale » de 1816 indique que l’instruction primaire « comprend nécessairement l’instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les éléments de la langue française et du calcul ». Sous la Monarchie de Juillet, « l’arrêté » du 25 avril 1834 prescrit le partage de toute école primaire en trois sections: de 6 à 8 ans : « lecture, écriture, premières notions de calcul verbal, prières » ; de 8 à10 ans : « lecture, écriture, numération écrite et premières règles de l’arithmétique, histoire sainte » ; de 10 à 13 ans : « lecture, écriture, fractions, poids et mesures, doctrine chrétienne »

En revanche, Jules Ferry ne se situe pas dans cette filiation-là, tant s’en faut. Il tente au contraire d’inverser la hiérarchie entre les enseignements dits fondamentaux (et traditionnels) et les enseignements dits « seconds » ou « accessoires ». C’est précisément dans ces enseignements « accessoires » que réside pour lui la rupture entre l’ancien régime et le nouveau (à savoir la République), une véritable révolution.

« C’est autour du problème de la constitution d’un enseignement vraiment éducateur que tous les efforts du ministère de l’Instruction publique se sont portés […]. C’est cette préoccupation dominante qui explique, rallie, harmonise un très grand nombre de mesures qui […] lorsqu’on n’en a pas la clef pourraient donner prétexte à des reproches d’excès dans les nouveaux programmes, d’accessoires exagérés, d’études très variées : tous ces accessoires auxquels nous attachons tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fondamental et traditionnel du « lire, écrire, compter » : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel, le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation libérale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau. » (Discours de Jules Ferry au congrès pédagogique des instituteurs de France du 19 avril 1881)

On peut comprendre ainsi que l’arrêté du 18 juin 1887 limite en moyenne (pour l’ensemble des classes de l’élémentaire) à dix-sept heures trente l’horaire dévolu au « lire, écrire, compter » c’est à dire à 58 % des trente heures d’enseignement hebdomadaires. Cette proportion un peu en-dessous de 60 % réservée au « lire, écrire, compter » est restée à peu près stable depuis, que l’on soit à vingt-sept heures d’enseignement hebdomadaires à partir du début des années 1970 ou à vingt-quatre heures d’enseignement hebdomadaires comme c’est le cas actuellement.

Si la mesure phare préconisée par la candidate du parti « Les Républicains » pour l’élection présidentielle à venir était en situation de pouvoir être appliquée, ce serait donc une « rupture historique » de taille, dont il faut mesurer l’importance mais qui ne va pas dans un sens très « républicain », c’est le moins que l’on puisse dire.

Du fondamental dans chaque matière

Il y a en effet pour Jules Ferry et les fondateurs de l’école républicaine de la fin du XIXe siècle du « fondamental » dans chaque « matière ». C’est un déplacement en l’occurrence justement « fondamental » de la place et de la conception du « fondamental ».

Le comte de Falloux (l’auteur de la célèbre et « réactionnaire » loi Falloux de 1850) avait écarté dans les attendus de sa loi la notion même d’instruction obligatoire et la possibilité d’obligation scolaire : « Quelle partie de l’enseignement rendra-t-on en effet obligatoire ? Demandez-vous beaucoup ? Vous imposez une rigueur excessive. Demandez-vous peu ? Vous abaissez le niveau de l’enseignement général. » Frédéric de Falloux en conclut que la notion même d’obligation scolaire n’a pas de sens.

Jules Ferry, lui, a relevé le défi en précisant ce qui est en jeu dans l’instauration même de l’instruction obligatoire, une règle de base présente dans les instructions officielles de 1882 : « Nous l’avons souvent répété et les bons maîtres le savent comme nous, l’objectif de l’enseignement primaire n’est pas d’embrasser, sur les diverses matières qu’il touche, tout ce qu’il est possible de savoir, mais de bien apprendre dans chacune d’elles ce qu’il n’est pas permis d’ignorer. » Dans chacune d’elles… Un pari certes difficile à tenir conceptuellement et en actes ; et un véritable défi. Mais le seul qui vaille vraiment si l’on a de réelles ambitions éducatives et républicaines.

Sous la Seconde République, le projet de loi « Carnot » rendait obligatoire l’enseignement primaire pour tous les enfants  « parce qu’un citoyen ne saurait être dispensé sans dommage pour l’intérêt public d’une culture reconnue comme nécessaire au bon exerce de sa participation personnelle à la souveraineté » et devait renfermer dorénavant « tout ce qui est nécessaire au développement de l’homme et du citoyen tel que les conditions actuelles de la civilisation française permettent de le concevoir ».

Le périmètre de l’instruction primaire devait donc comprendre : « I) La lecture et l’écriture, les éléments de la langue française, les éléments du calcul, le système métrique, la mesure des grandeurs, des notions élémentaires sur les phénomènes de la nature et les faits principaux de l’agriculture et de l’industrie, le dessin linéaire, le chant, des notions élémentaires sur l’histoire et la géographie de la France. II) La connaissance des devoirs de l’homme et du citoyen, le développement des sentiments de liberté, d’égalité, de fraternité. III) Les préceptes élémentaires de l’hygiène et les exercices utiles au développement physique. » Excusez du peu…

Claude Lelièvre
Historien de l’éducation
Claude Lelièvre vient de publier L’école républicaine ou l’histoire manipulée. Une dérive réactionnaire, éditions Le Bord de l’eau, février 2022.

D’autre antidotes à lire sur notre site :
Épisode 8 : L’élitisme a-t-il été abandonné à l’école ? Par François Dubet
Épisode 7 : Les enfants d’immigrés, responsables de la baisse du niveau ? Par Françoise Lorcerie
Épisode 6 : La laïcité, une valeur menacée ? Par Valentine Zuber
Épisode 5 : Pourquoi tant de haine envers les maths ?Par Claire Lommé
Épisode 4 : À qui profitent les classes de niveau ? Par Marie Duru-Bellat
Épisode 3 : Faut-il s’ennuyer pour apprendre à l’école ? Par Hervé Hamon
Épisode 1 : A-t-on renoncé à enseigner l’histoire de France et le roman national ? Par Yannick Mével

Une première série d’ « antidotes » avait été publiée en 2016-2017 sur notre site et sous la forme d’un hors-série en téléchargement gratuit.