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Nathalie Balsan-Duverneuil : «Celle qui n’a pas appris»
Mes trois premières années d’école se sont déroulées en catalan dans un orphelinat dirigé par l’Opus Dei. Adoptée à l’âge de 7 ans, je n’ai appris le français que quand je suis entrée dans une classe d’accueil bilingue pour enfants non francophones, avant d’intégrer le collège dans une classe normale.
L’importante entreprise de mon père, ingénieur des travaux publics, fit faillite, endettant mes parents, transformant radicalement notre mode de vie. La petite maison de vacances devint notre lieu de vie, sans ami car il n’y avait pas d’autres enfants dans ce village isolé proche de Narbonne. Cela m’a donné une existence assez solitaire sans télévision, sans radio. Je passais mon temps à lire les livres d’art de ma mère, peintre amatrice, et à écouter la belle collection de disques classiques de mes parents. Je me suis construit progressivement une culture classique et une solide formation en histoire de l’art. Je n’avais pas de bandes dessinées, j’avais Velasquez, Picasso, qui formaient mon œil, m’apprenaient les harmonies de couleurs, les placements des corps, toutes choses qui me servent dans mon métier de photographe. Je ne connaissais pas la musique de mon âge, de mes contemporains, et j’écoute toujours avec autant d’émotion la Messe Notre-Dame de Guillaume de Machaut ou les Passions de Bach.
Tout cela fabrique une solitude passionnante, une maison à soi. Bonne élève, travailleuse, j’ai suivi un cursus scolaire normal jusqu’au bac, suivant ensuite un double cursus de lettres modernes et philosophie à l’université de Montpellier. J’ai soutenu un doctorat de philosophie en 1997 sur les langues chez Karl Marx qui, on le sait rarement, écrivait ses textes dans un mélange extraordinaire d’anglais, de français, d’allemand, de russe. J’avais également une implication syndicale trotskyste importante, participant activement aux mouvements étudiants de la fin des années 90, et à la séquestration du président de l’université pendant quatre jours ! J’étais directrice des publications de La Canonnière, journal étudiant d’une grande qualité qui portait bien son nom et qui remporta par trois fois le prestigieux prix Varenne. Cette activité politique intense et revendicative eut pour conséquence qu’aucune université ne voulut de moi à la suite de ma thèse.
À la même époque, la Maison de la Radio recrutait des photographes, ce que je n’étais pas du tout, mais, profitant de mon expérience à La Canonnière, j’ai postulé en mentant un peu et j’ai été embauchée ! Mes premières photographies devaient être épouvantables. Je suis ensuite devenue sixième assistante d’un immense photographe de mode, dont le directeur artistique était Jean-Baptiste Mondino, passant mon temps à scotcher les câbles qui trainaient sur le sol. Rien d’intéressant, mais cette invisibilité me permettait d’observer la pratique d’un des plus grands du moment, une école géniale. Le soir, dans le studio vide, j’essayais de refaire ce que j’avais vu dans la journée. J’ai alors découvert les fondements de mon métier, la mesure et la pose de la lumière sur un modèle, l’ombre, le clair, l’obscur, toutes choses qui font un photographe et qui se sont imposées à moi dans la suite de ma carrière.
En 2000, L’Hebdo, un journal photographique genevois, a accepté un de mes projets de reportage sur les enfants des couples mixtes palestiniens et juifs à Gaza. À peine arrivée, la deuxième intifada a commencé et je me suis retrouvée bloquée sur le territoire par l’armée israélienne. Ce fut un moment important humainement et professionnellement. J’ai pu produire un reportage repéré par la presse nationale, dont le groupe Les journaux du midi où j’ai terminé, après plusieurs années, chef de service de la rédaction photo-vidéo-web.
Un plan social m’a permis d’installer le studio photographique où j’exerce encore dans la région de Montpellier. Je m’y suis prise de façon singulière, achetant avec mes indemnités de licenciement un corps de ferme délabré que j’ai retapé pendant plus d’un an. J’ai construit de mes mains mon outil, arrêtant un temps la photographie, mais réfléchissant enfin sur ma pratique. Ces quelques mois intensément physiques et intellectuels ont affermi mes connaissances par la mise en relation de ce que j’appelle des « savoirs morts » décontextualisés et ma pratique encore largement empirique, d’atteindre enfin un niveau de photographie consciente. Les lois de Snell-Descartes, par exemple, sur la réflexion de la lumière, qu’on enseigne aux photographes n’ont d’intérêt que s’ils réalisent qu’elles leur permettent de maitriser les reflets sur des formes aussi complexes que les visages humains.
Tout cela m’a permis de mettre en place des formations qui, là encore, me furent profitables en me plaçant dans une dynamique réflexive. Dépourvue du savoir académique du photographe professionnel, je peux me mettre à la place des gens que je forme, je connais le rapport magique qu’ils entretiennent avec cet art, cette science ; je sais maintenant que les « savoirs morts » ont des utilisations vivantes. Je transmets par le biais de l’expérience de celle qui n’a pas appris et qui a construit son savoir là-dessus.
En moins de six ans, mes formations photographiques sont devenues très demandées, avec des photographes qui viennent se former à Montpellier et qui viennent de Finlande, d’Égypte, de Colombie ou des USA.
Propos recueillis par Jean-Charles Léon
article paru dans notre n°557, L’autorité éducative, coordonné par Michèle Amiel et Bruno Robbes, décembre 2019.
Dans une société dominée par l’individualisme et l’immédiateté, dans une école affectée par la contestation des savoirs, l’exercice de l’autorité est mis à l’épreuve. Comment tenir le cadre nécessaire à des apprentissages exigeants et instaurer une relation d’autorité qui émancipe ?
https://librairie.cahiers-pedagogiques.com/revue/783-l-autorite-educative.html