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Antidotes, saison 2, épisode 15 – Les pédagogies différentes contribuent-elles à un échec socialement différencié ?

On reproche souvent l’état de l’école aux enseignants qui pratiquent des pédagogies « nouvelles », innovantes », « modernes », quel que soit le terme. Appelons-les pédagogies « différentes » et interrogeons-nous avec Yves Reuter sur leurs effets réels et non fantasmés par leurs détracteurs. Demandons-nous aussi pourquoi on glose autant sur leur efficacité, sans jamais s’interroger sur celle des pédagogiques traditionnelles…

Selon les enquêtes internationales, l’école française se caractérise par le poids des inégalités sociales sur l’échec scolaire. Selon certains, les pédagogies différentes reproduiraient, voire accentueraient, ce phénomène.

De fait, il n’est pas rare d’entendre de telles assertions sur les pédagogies différentes qui, malgré leur nombre très réduit en France, dérangent dans l’horizon scolaire actuel. Elles sont en effet en rupture avec « l’école de la confiance » version Blanquer, censée s’appuyer sur « La Science », en l’occurrence sur quelques représentants d’un seul courant d’une seule discipline de recherche.

Elles sont aussi en rupture avec les hérauts de l’enseignement explicite qui font comme si celui-ci était l’apanage des pratiques pédagogiques classiques et en contradiction avec des démarches qui s’appuient sur les questions des élèves. Elles sont encore en rupture avec certaines forces politiques qui fantasment sur un âge d’or de l’école que les historiens peinent à trouver.

Des Confusions

Il n’en demeure pas moins vrai que la réponse à la question posée est assez complexe pour plusieurs raisons. En premier lieu, il existe des pédagogies différentes dont les fonctionnements sont diversifiés (Decroly, Freinet, Montessori, Steiner…). À les agglomérer, on ne sait plus vraiment de quoi on parle. On mélange aussi souvent pédagogies différentes, expériences ponctuelles, expérimentations imposées par l’institution, innovations technologiques, séquences considérées comme nouvelles malgré leur ancienneté (cours dialogués, projets interdisciplinaires…). De manière curieuse, d’ailleurs, ces confusions peuvent être entretenues par un certain nombre de sociologues, comme en témoigne cet extrait d’un appel à communications :

« De la même manière que les pédagogies « novatrices » (Gasparini, 1998), actives (Bonnéry, 2007, 2009), du détour (Henri-Panabière, Renard et Thin, 2013) ou mettant en avant la sensibilité des élèves (Eloy, 2013), qui entendent souvent réaliser une rupture avec « le scolaire », reposent en fait toujours fondamentalement sur la forme scolaire, on pourra se demander si les « innovations«  pédagogiques récentes (l’approche par compétences, les environnements numériques de travail, l’outil Folios créé pour la mise en œuvre des « parcours«  des éducations transversales, les travaux personnels encadrés ou TPE…) ne constituent pas d’autres leurres à l’appréhension des formes les moins visibles – car incorporées – de la forme scolaire. »1

De surcroit, il existe encore trop peu d’études qui décrivent, précisément et sans à priori, les pratiques instaurées, en confrontant techniques de recueils et cadres théoriques, en prenant le temps de l’étude (de plusieurs mois à plusieurs années), en analysant de multiples dimensions (apprentissages, rapport à l’école, climat scolaire…) et en ne se centrant pas uniquement sur ce que certains appellent les fondamentaux, qui plus est évalués en situation classique de test sans interrogation aucune sur les différentes significations que les élèves peuvent accorder à ces situations.

Plusieurs éléments amènent cependant à questionner les assertions critiques mentionnées.

Des pratiques efficaces

Ainsi, certaines études précises montrent une réussite dans le domaine de la lutte contre un échec socialement différencié : c’est le cas pour la démarche de projet menée à l’école Vitruve2 à Paris ou pour la pédagogie Freinet en milieu défavorisé dans la banlieue lilloise3. J’ai d’ailleurs proposé une synthèse de ces expériences et de leurs effets dans mon dernier ouvrage : Comprendre les pratiques et pédagogies différentes (Berger-Levrault, 2021).

On peut aussi remarquer qu’il existe une accumulation de travaux qui ont mis au jour les effets intéressants de pratiques préconisées depuis longtemps dans les pédagogies différentes : dispositifs d’accueil, travail en équipe, coopération entre les différents acteurs (notamment avec les parents4), conseils d’élèves, mise en relation des cultures scolaires et extrascolaires, projets, différenciation, temps conséquent de réflexion et de recherche, évaluation formative…

D’une certaine manière et depuis longtemps déjà, les pédagogies différentes ont produit des ressources pour les enseignants, ressources dont s’emparent les expérimentations dans les milieux considérés comme difficiles par les enseignants5 ainsi que les structures de lutte contre le décrochage et de retour à l’école. Certains effets sont, ici aussi, attestés : tant sur le plan des apprentissages que sur ceux de l’inclusion, de l’amélioration du climat scolaire ou encore de la baisse des incivilités.

Je mentionnerai aussi la manière dont les associations engagées dans la lutte contre les inégalités voire la grande pauvreté et connaissant véritablement les difficultés de vie dans les milieux défavorisés, par exemple ATD Quart Monde, font appel à ces démarches.

Des compétences intéressantes

De façon complémentaire, certaines compétences que développent ces pédagogies, telles le travail en équipe, la capacité d’organiser son travail ou encore la gestion de l’oral avec des interlocuteurs diversifiés, s’avèrent des atouts dans la poursuite d’études pour des enfants dont les parents n’étaient pas pourvus de diplômes.

Peut-être faut-il encore signaler, et c’est loin d’être anecdotique, que la présence d’un établissement pratiquant une pédagogie différente dans un environnement défavorisé peut engendrer des demandes de familles de milieux plus aisés permettant ainsi de lutter contre certaines formes de ghettoïsation induites par la carte scolaire.

Il n’en demeure pas moins vrai que la pédagogie ne fait pas tout. Comptent aussi, au vu des études internationales, la taille des pays, la réduction des écarts salariaux au sein de la population, les politiques de lutte contre la misère, la reconnaissance sociale des enseignants, leurs conditions de travail, l’absence de réformes incessantes imposées à chaque changement de ministre sans évaluation de la précédente et sans formation préalable des maitres…

Je conclurai ce texte par une remarque. Au vu de la situation actuelle, on ne peut pas dire que les méthodes « classiques » ont réduit le poids des inégalités sociales sur les performances scolaires. Dès lors, si on dénonce les démarches « différentes », c’est au profit de quoi ?

Yves Reuter
Professeur émérite à l’université de Lille

D’autre antidotes à lire sur notre site :
Épisode 14 – La solution est-elle vraiment d’exclure les élèves « perturbateurs » ? Par Éric Debarbieux

Épisode 13 – Suffit-il de savoir pour savoir enseigner ? par Philippe Watrelot

Épisode 12 – L’éducation prioritaire est-elle inefficace, inadaptée, voire stigmatisante ? par Marc Bablet

Épisode 11 – Peut-on vraiment inclure tout le monde à l’école ? Par Gwenael Le Guével

Épisode 10 : Peut-on être bienveillant et exigeant à la fois ? Par Jean-Michel Zakhartchouk

Épisode 9 : Supprimer les notes, est-ce tromper les élèves ? Par Pierre Merle

Épisode 8 : L’élitisme a-t-il été abandonné à l’école ? Par François Dubet

Épisode 7 : Les enfants d’immigrés, responsables de la baisse du niveau ? Par Françoise Lorcerie

Épisode 6 : La laïcité, une valeur menacée ? Par Valentine Zuber

Épisode 5 : Pourquoi tant de haine envers les maths ? Par Claire Lommé

Épisode 4 : À qui profitent les classes de niveau ? Par Marie Duru-Bellat

Épisode 3 : Faut-il s’ennuyer pour apprendre à l’école ? Par Hervé Hamon

Épisode 2 : Quelle place pour les « fondamentaux » à l’école ? Par Claude Lelièvre

Épisode 1 : A-t-on renoncé à enseigner l’histoire de France et le roman national ? Par Yannick Mével

Une première série d’ « antidotes » avait été publiée en 2016-2017 sur notre site et sous la forme d’un hors-série en téléchargement gratuit.

À lire également sur notre site :

Comprendre les pratiques et pédagogies différentes, recension et interview d’Yves Reuter

La recherche en éducation est-elle aussi inutile que nuisible ? Par Yves Reuter

« Quelles que soient les pédagogies utilisées dans les classes, l’explicitation est de mise. » Entretien avec Andreea Capitanescu Benetti et Sylvie Grau


Sur notre librairie :

 

N° 551 – Expliciter en classe

Coordonné par Andreea Capitanescu Benetti et Sylvie Grau

L’enseignement explicite, de quoi s’agit-il exactement ? Le projet de ce dossier est de faire le point sur ce que disent les chercheurs, les formateurs, mais surtout d’aller explorer ce qui se passe dans les classes. Qui explicite ? Quoi ? Quand et comment ?

Notes
  1. Appel à communications pour le colloque « La forme scolaire aujourd’hui » des 8 et 9 septembre 2022 à l’université Lumière Lyon 2.
  2. Voir par exemple, à une quarantaine d’années d’intervalle, Robert Gloton : Au pays des enfants masqués, Casterman,1979 et Yves Reuter L’école Vitruve : un laboratoire de l’expérimentation pédagogique, Rapport de recherche, 2019.
  3. Yves Reuter (dir), Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, L’Harmattan, 2007.
  4. Ce qui tend à réduire les conflits de loyauté.
  5. Voir, dans cette perspective, les expérimentations relevant de l’article L. 401-1 du code de l’éducation et le rapport de l’inspecteur général de l’Éducation nationale Jean-Paul Delahaye : Grande pauvreté et réussite scolaire. Le choix de la solidarité pour la réussite de tous, mai 2015.