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Culture, universel et vérité

Dans le cadre des travaux de son séminaire filé, conduits depuis novembre 2022, le Cicur (Collectif d’interpellation du curriculum) proposait mi-avril une séance en ligne organisée par le groupe de travail « Quelle École pour faire entrer dans la culture de l’humanité ? », sous la présidence de Denis Paget, ancien professeur de lettres.

Le fil rouge de la journée se centrait sur les «Questionnements sur la culture et l’éducation scolaires, leur rapport à l’universel et à la vérité »

Trois communications le matin : celles de Bernard Schneuwly, professeur honoraire en didactique des langues à l’université de Genève, Martine Boudet, chercheuse en anthropologie culturelle et en didactique du français à l’université Paris Cité, et Manuel Perrenoud, assistant d’enseignement et de recherche à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’université de Genève. Trois autres l’après-midi : Dominique Bucheton, professeure honoraire des universités à la faculté d’Éducation de Montpellier, Jean-Marie de Ketele, docteur en psychopédagogie, chercheur et professeur émérite de l’université catholique de Louvain, et Stéphane Bonnéry, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-VIII Vincennes Saint-Denis. Chaque série de communications était prolongée par un débat à partir des questions et réactions du tchat.

Quatre questions étaient mises en débat :

  1. Qu’est-ce qui relève de l’universel et du particulier au sein de la culture scolaire ?
  2. Comment concilier l’esprit de vérité, la conscience des normes et l’attention portée aux variations et particularismes culturels ?
  3. Comment travailler à l’échelle des disciplines (conscience du classement disciplinaire) et à l’échelle d’une éducation plus générale et plus complexe ?
  4. Comment équilibrer acquisition des langages et concepts propres des disciplines et souci de développer les capacités d’action des élèves ?

Chaque intervenant choisissait de se saisir d’une ou plusieurs questions pour bâtir sa communication.

Voici les apports qui ont été les plus marquants à mes yeux dans les contributions de cette journée.

Dans son introduction, Denis Paget rappelait l’intention du groupe de travail : « interroger la notion de culture commune », trouver les voies pour « faire accéder tous les jeunes à une dimension qui transcende les particularismes », en ayant conscience que le post-modernisme individualiste est un obstacle pour atteindre un universalisme.

Il alertait sur l’importance de ne pas rester focalisés sur « ce qui s’apprend », mais d’être tout aussi attentifs à la manière de l’apprendre.

Quels savoirs ?

De l’intervention de Bernard Schneuwly, je retiendrais l’insistance à distinguer savoirs scolaires et savoirs académiques. Pour lui, les disciplines scolaires servent – par leurs contenus, techniques et méthodes – à « discipliner ». Elles transforment les modes de parler, de penser et de faire des élèves ou – pour reprendre une formulation de Comenius, pédagogue du XVIIe siècle – elles « donnent forme par la langue, la pensée, la main ». L’école ne doit pas perdre cela de vue et ne doit pas devenir « la bonne à tout faire », en se dispersant sur des missions périphériques.

Martine Boudet centrait son intervention sur la deuxième question, « esprit de vérité, conscience des normes et inclusion culturelle ». Distinguant notamment les notions d’assimilation, d’intégration et d’inclusion, elle s’interrogeait ensuite sur l’interprétation à donner à la nomination de Pap Ndiaye : simple affichage ou revendication d’une reconnaissance culturelle des origines à l’école ? Elle concluait par le rappel qu’à ses yeux, « l’inclusivité du système éducatif est la condition de la redynamisation de la vie scolaire et sociale pour éduquer à une citoyenneté plus décentrée, complexe et évolutive ».

Manuel Perrenoud, s’appuyant sur son expérience en formation de futurs enseignants du premier degré « généralistes », s’intéresse aux entrées dans le métier. Partant d’une des questions posées dans les textes préparatoires, « Comment la formation des enseignants pourrait-elle mieux qu’elle ne le fait aujourd’hui éveiller une « conscience curriculaire » ? », il invite plutôt à s’intéresser et à observer les « pratiques curriculaires ». Et il interroge : quand on parle de curriculum, à qui revient-il de faire un inventaire ? Aux experts ? Aux enseignants ? Aux élèves ? Avec quelles « lunettes » examinons-nous les savoirs et leurs effets ?

Citant Élisabeth Bautier, Patrick Rayou et Roland Goigoux, il évoque quatre registres : les registres cognitif, culturel, symbolique, identitaire, avec le constat que l’école va très vite au registre cognitif. Ne gagnerait-elle pas à passer du temps à créer des « espaces d’intéressement » qui prennent aussi en compte les autres registres ?

Des conventions citoyennes pour l’école

Selon lui, il conviendrait de rompre avec la logique programmatique. Le modèle des conventions citoyennes pourrait inspirer l’école, qui gagnerait à s’emparer de ce genre d’autonomie. Cette proposition, percutante à mes yeux, m’a incitée à des prolongements post séminaire et à lui demander de nous en dire plus dans un article pour notre site , ce qu’il a volontiers accepté. Un grand merci à lui.

Dominique Bucheton centrait son intervention sur la place déterminante du langage. Ses recherches ont toujours tendu à mettre en relief les obstacles qui empêchent de penser et d’apprendre. Face à l’hétérogénéité croissante des élèves, comment faire pour que le « grand cerveau social de la classe » se mette à penser ensemble ? Sans doute faut-il accepter que la pensée « brouillonne », laisser du temps pour verbaliser.

À ses yeux, le pouvoir réflexif du langage est un impensé. L’obstacle majeur est de le réduire à être un outil de communication, avec l’illusion de la transparence de cette communication. L’école enferme le langage dans des normes et ne le pense pas suffisamment dans sa dimension interactionnelle et réflexive, alors qu’à l’école, « le langage est l’instrument n°1 de l’enseignant comme de l’élève pour penser et agir »

Identifier les capacités distinctives des élèves

Jean-Marie de Ketele, au début de son intervention, cite Pierre Magnard : « L’universel n’existe que dans le singulier et le singulier témoigne de l’universel. » 1

La personne se construit en interaction avec l’autre, avec le groupe, avec l’environnement : l’absence d’interaction produit des pathologies. Quelles seraient les implications à en tirer pour favoriser les apprentissages des élèves ? S’appuyant sur John Dewey, Jean-Marie de Ketele rappelle que chaque personne dans un groupe est une richesse, elle est dotée d’une « capacité distinctive » que le groupe devrait permettre de développer ; cette capacité distinctive doit être mise au service du groupe pour faire société. Les enseignants ont donc à identifier ces capacités distinctives de leurs élèves pour les exploiter au service du collectif.

Prônant le doute méthodologique, le doute pragmatique et le doute axiologique pour « continuer à bien apprendre », il concluait en proposant qu’au fondement et au cœur du curriculum soient repensées une architecture de l’espace-temps soucieuse d’offrir des opportunités de socialisation et des opportunités pour apprendre, une architecture de la formation qui prenne en compte l’organisation des connaissances et des activités de structuration, une architecture de la méthode qui mette l’accent sur le questionnement et la réflexivité.

À l’occasion du débat, il s’interrogeait sur la nature des évaluations de type PISA quant à leurs incidences sur les pratiques.

Stéphane Bonnéry, le dernier intervenant de l’après-midi, s’interrogeait sur les voies à trouver pour combler les écarts culturels. Il suscita quelques réactions du tchat en évoquant les TPE (travaux personnels encadrés) ou l’oral du baccalauréat comme des pratiques susceptibles de « particulariser les curricula » parce que centrées prioritairement sur les intérêts premiers et particuliers des élèves. Denis Paget s’élevant – en tant qu’enseignant ayant mis en œuvre des TPE avec ses élèves – contre cette vision jugée réductrice, l’intervenant lui répondit qu’il n’était sans doute pas représentatif de la majorité des enseignants et mit en relief des effets observés – dans le cadre de recherches – considérablement différents à ses yeux selon que ces pratiques sont mises en œuvre par des enseignants lambdas ou des enseignants experts (et militants ?).

Une journée fort intéressante. Nul doute que ces apports denses et complémentaires contribueront à nourrir la suite des travaux du Cicur.

Nicole Priou
Membre du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques

 


L’intégralité des interventions est disponible en ligne sur Youtube 


A lire également sur notre site :

Imaginer l’école-parlement par Manuel Perrenoud.


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Notes
  1. l’homme universel », Revue de métaphysique et de morale n°61, 2009, pages 19 à 32.