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La démocratisation scolaire est-elle encore un projet pour l’école ?

Yann Forestier, chercheur en histoire de l’éducation, s’est, en ouverture de la journée, interrogé sur la démocratisation de l’école, en se demandant s’il s’agit vraiment d’un projet historique de notre République. Selon lui, la lutte contre les inégalités n’a jamais vraiment constitué un horizon : « Il a fallu concilier de projet avec la tradition de l’école française, à savoir l’affirmation du principe méritocratique. » Il pointe ainsi la résistance de ceux qu’il appelle « ceux qui aiment l’école », un groupe social composé des gens qui réunissent trois caractéristiques : l’exemplarité de leur parcours scolaire, la maitrise de la culture légitime et la fréquentation des milieux du pouvoir culturel. Ce groupe entend préserver l’intégrité du modèle scolaire auquel ils doivent leur identité, et dont ils pensent qu’il bénéficiera à leurs enfants.
De l’autre côté, dans les familles qui auraient le plus besoin qu’on avance sur la démocratisation de l’école, l’humiliation qu’ils y ont subie les empêche de prendre la parole. De fait, il observe que l’école est un laboratoire privilégié pour l’idéologie conservatrice et maintenant l’extrême-droite, renvoyant à la façon dont s’est imposé le concept d’égalité des chances au détriment de l’égalité des droits.
Jean-Paul Delahaye, inspecteur général de l’Éducation nationale honoraire et ancien directeur général de l’enseignement scolaire, ne veut « pas noircir à l’excès le paysage ». Il y a eu une élévation quantitative et qualitative du niveau de formation, « qui a concerné aussi les élèves pauvres ». Néanmoins, la démocratisation a été différenciée et les inégalités se sont déplacées : en fait, l’échec massif des enfants de classes populaires prive la France de talents. Il rappelle le vœu formulé par le Conseil national de la Résistance : « Que notre pays ait des élites sans cesse renouvelées par des apports populaires. »
La démocratisation est en panne, l’effort budgétaire a baissé d’un point de PIB en vingt ans, quand on compte par ailleurs un élève sur cinq faisant partie de familles pauvres, « pauvres en biens comme en liens pour s’insérer au mieux dans la société ». Et si en France, du point de vue social, on accompagne assez bien les pauvres, ont le fait beaucoup moins du point de vue scolaire.
On a souvent tendance à considérer que la lutte contre les inégalités est un problème « technique » alors qu’il est éminemment politique. Scolarise-t-on vraiment ensemble et non côte-à-côte ? Privilégie-t-on les intérêts des adultes (de classes moyennes et favorisées) ou ceux des enfants ? Ne doit-on pas prioriser un minimum pour tous avant de trier et sélectionner ? « Malheureusement, beaucoup, de droite comme de gauche, n’ont aucune envie que le système éducatif change en profondeur et ont un pouvoir de blocage. Il n’est pas étonnant, dès lors, que les humiliés de ce système se tournent vers l’extrême-droite. »
Pour Élise Huillery, professeure d’économie à l’université Paris-Dauphine et Science po, « on ne peut absolument pas parler de démocratisation. Il y a eu massification mais pas démocratisation. » Selon PISA, le pouvoir explicatif du statut social quant à la réussite scolaire est très élevé en France (22 % contre autour de 10 % en Finlande, Canada et même en Grande-Bretagne).
Ce n’est pas tant au niveau de la performance scolaire que les inégalités se sont aggravées (elles sont restées stables), mais le séparatisme social s’est beaucoup accentué, avec un public de plus en plus favorisé dans les établissements privés. De plus, les parents qui ne sont pas d’anciens « bons élèves » ne se sentent pas capables, se sous-estiment dans leur capacité à accompagner le développement de leur enfant. Ils vont moins aux réunions de rentrée. « C’est un chantier énorme que de montrer aux parents leurs compétences ! »
Elle rappelle que la motivation d’un enfant repose sur trois piliers : sentiment d’appartenance, sentiment d’autonomie et sentiment de compétence. « Notre école a du mal à prendre en compte ces trois piliers. Il faudrait développer la coopération et changer complètement notre façon d’évaluer. »
L’économiste revient sur les tentatives lancées par Najat Vallaud-Belkacem d’augmenter la mixité sociale en collège dans des expériences de terrain comme à Toulouse ou Paris. Si les résultats scolaires ne se sont pas forcément améliorés à court terme, la vie scolaire a été bien meilleure dans les collèges davantage hétérogènes socialement. « Cela a développé la cohésion sociale, le bienêtre personnel, et le sentiment être moins prisonniers d’un statut social s’est accru. Et c’est souvent essentiel. »
Plusieurs études ont d’ailleurs montré que les élèves performants, quel que soit leur milieu, ont intérêt à être dans des classes mixtes pour conserver leur motivation et le sentiment de compétence, qui peuvent disparaitre lorsque les meilleurs sont exclusivement ensemble.
Pour Grégoire Ensel, vice-président de la FCPE, le choc des savoirs est « une mauvaise réponse à de bonnes questions ». Il liste les effets négatifs du « prétendu choc des savoirs, pur slogan de communiquants » : groupes de niveau, retour du redoublement, nécessité du DNB pour aller en seconde. Face à ce programme, il serait bon de construire une école qui donne les bonnes réponses, et cela peut passer par une convention citoyenne, qui est réclamée par la FCPE.
Sophie Vénétitay, secrétaire générale du SNES-FSU, poursuit sur le brevet « couperet », dont l’obtention conditionne le passage en 2de, et qui a été annoncé pour 2027. C’est une éviction des élèves de milieu populaire du lycée. Les élèves qui n’auront pas le brevet iront dans une classe prépa 2de, ou ils iront en CAP. Mais la plupart des CAP sont pleins ! Après il y a l’apprentissage… Cela confirme qu’on aura une machine à trier les élèves, c’est une remise en cause du projet de l’école publique, où l’on apprend à grandir ensemble, pour faire société.
Olivier Beaufrère, secrétaire national du SNPDEN-UNSA, va dans le même sens, mais se demande comment on peut être force de proposition face aux annonces intenables. Il revendique une autonomie des établissements pour s’adapter localement à l’hétérogénéité.
Catherine Nave-Bekhti, secrétaire générale de la CFDT Éducation Formation Recherche publiques (ex SGEN-CFDT), rappelle que dans le « choc des savoirs », il y a tout ce qui a été annoncé en parallèle des groupes de niveau : la labellisation des manuels ‒ ce qui révèle que les professeurs des écoles ne sont pas considérés comme de « vrais » enseignants, puisqu’il faut leur dire quels livres utiliser ‒, les évaluations nationales chaque année du CP à la 5e ‒ mais obligatoires uniquement en primaire, ce qui renforce selon elle l’idée que les professeurs des écoles ne sont pas de « vrais » profs ‒, la révision de l’ensemble des programmes d’enseignement, avec des programmes entièrement faits par le Conseil supérieur des programmes, sans dialogue social, et le brevet couperet, qui bloque l’entrée en 2de, avec la volonté de le rendre plus difficile.
Denis Paget, professeur de lettres, membre du Cicur (Collectif d’interpellation du curriculum) et ancien membre du Conseil supérieur des programmes, relève des éléments de contexte : « un affaiblissement éducatif » des parents, avec « une transmission familiale plus fragile », et, en regard, une transmission qui se fait beaucoup plus entre pairs.
Il déplore le « millefeuille invraisemblable » de prescriptions en matière de contenus. Aux programmes et aux disciplines académiques s’ajoutent, sans s’y articuler, les « éducations à », les parcours et les référents (numérique, harcèlement, etc.). En outre, la notion de « fondamentaux » accroit la hiérarchie des savoirs, qui est le propre du système éducatif français. Cela dessine pour lui « une école d’une pauvreté terrible, d’un ennui total ».
Najat Vallaud-Belkacem, présidente de France terre d’asile, ancienne ministre de l’Éducation nationale, déplore un « piètre débat public », s’interroge sur la place des jeunes « dans une société qui est capable de faire du jeunisme et en même temps de ne leur laisser aucune marge de manœuvre, de ne leur faire aucune confiance, de les abrutir avec une tension installée tout au long de la scolarité sur l’orientation ».
L’ancienne ministre se dit « fascinée de voir, à chaque fois qu’un rapport PISA sort, que cela fait couler beaucoup d’encre, mais que les observateurs s’arrêtent aux premières pages du rapport et ne vont pas lire plus loin, alors qu’on y trouve beaucoup des causes des difficultés de l’école et beaucoup de pistes de solutions. » Elle pointe encore la non prise en compte du travail des spécialistes des sciences de l’éducation, l’absence de formation des enseignants pour faire face aux évolutions de société, on laisse faire du « prof bashing »…
Et, selon elle, la faible qualité du débat public conduit à radicaliser les positions. Elle se prononce elle aussi en faveur d’une convention citoyenne sur l’éducation et d’un texte constituant pour que ce qui serait mis en place dure au moins le temps de la scolarité d’un élève.
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