Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Imaginer l’école-parlement

L’école pourrait-elle s’inspirer du fonctionnement des conventions citoyennes pour évoluer ? Ce sont des hypothèses formulées par Manuel Perrenoud, qui intervenait le 12 avril dernier lors du séminaire du CICUR (Collectif d’interpellation du curriculum) sur le thème « Quelle École pour faire entrer dans la culture de l’humanité ? » Nous lui avons demandé de nous en dire un peu plus.

L’idée, à la fois utopique et critique, d’imaginer l’école-parlement est au carrefour de plusieurs lignes de pensée. La plus importante peut-être est celle qui s’intéresse à la question de la « culture scolaire » et surtout à la question de sa relative autonomie, voire de sa fonction. Que l’école produise, dans une large  mesure sa propre « culture », comme on le comprend en particulier à partir des travaux d’André Chervel et de Jean-Claude Forquin qui les commente , est une espèce de constat empirique, que l’on peut éventuellement interroger de manière plus normative. Est-ce souhaitable que l’école produise sa propre culture à des fins de transmission aux élèves, si oui comment, si non pourquoi, etc. ? Avec quels rôles, de quels « agents intermédiaires », comme disait Éric Mangez, un autre spécialiste de la question curriculaire ?

Des questions très ouvertes, au croisement d’approches qui se confrontent et se combinent, entre description et prescription. Une de mes questions-propositions dans ce jeu serait : et si l’école produisait en effet quelque chose comme de la culture, non seulement et éventuellement pour son propre fonctionnement, mais qu’elle le fasse – en mobilisant l’organisation du travail d’apprentissage des élèves – à destination de l’extérieur, dans une logique d’adresse et, en un mot-clé, de contribution ?

La logique et le vocabulaire de la contribution sont empruntés, sur une autre ligne, à la pensée de Bernard Stiegler et aux collectifs bien vivants qu’il a contribué à faire exister. L’expression de « loisir productif », que l’on trouve dans le projet des 1associé à Ars industrialis, concentre bien le mouvement délibérément inventif et paradoxal qui anime cette idée.

Une école contributive ?

Et si l’école – bel et bien en partie autonome par sa dimension de loisir, avec sa nécessité de protection et de suspension des enjeux trop immédiats, etc. – devenait contributive, en orientant ses activités vers un partage de ses produits – culturels donc, au sens large ? Voilà un peu comment commencent à s’agencer quelques idées qui conduisent à la proposition de s’intéresser aux conventions citoyennes.

De mon point de vue, tout est intéressant dans les conventions citoyennes, dont celle sur la fin de vie vient de rendre public le rapport qui en émerge. Leur fonctionnement détaillé – qui est évolutif, chacune s’inspirant d’autres, et des études réflexives qu’elles entrainent – mais aussi leur produit. Un élément de la proposition de considérer ces phénomènes comme une source d’inspiration dans un processus de réflexion collectif sur l’évolution curriculaire, consisterait à considérer les rapports issus des conventions, et autres « parlements des citoyens »2, comme des documents curriculaires, au sens où ils expriment des parcours d’apprentissage, riches en contenus, en méthodes, en finalités.

Pour prendre les deux exemples les plus récents de conventions, au moins deux aspects semblent offrir des occasions de réfléchir, sous des angles différents, à partir des rapports qu’elles publient. Je note, en passant, que le concept hautement plurivoque de rapport ouvre en lui-même un vaste champ de possibles, dans une logique de curriculum centré sur des concepts-noyaux, comme l’a évoqué Olivier Maulini lors d’un précédent séminaire du Cicur 3. Ainsi, établir des rapports serait en soi un enjeu d’apprentissage…

Rompre avec la logique de programmes

Le premier exemple, issu de la Convention sur le climat, est ancré dans la seule table des matières des « thématiques » abordées : consommer, produire et travailler, se déplacer, se loger, se nourrir. Il s’agit de réfléchir aux différents formats possibles d’une approche curriculaire, et, en effet, de rompre avec une logique programmatique, surtout si celle-ci est centrée sur des « contenus » eux-mêmes référés à des savoirs disciplinés à priori. Vis-à-vis de telles approches, pléthoriques, une telle liste de thématiques me semble très suggestive pour imaginer des formats plus sobres, finalisés par des enjeux pragmatiques, surtout si une liste est formulée sous la forme de ce que l’on pourrait dire être, aujourd’hui, des infinitifs vitaux.

De manière générale, réfléchir à partir des verbes que nous mobilisons me semble intéressant, en particulier dans une optique curriculaire orientée vers la formation de compétences, elles-mêmes forcément en lien avec des situations emblématiques, voire avec des expériences et problèmes de la vie commune et ordinaire. L’enjeu derrière un tel exemple est d’ouvrir une perspective qui pourrait se résumer dans cette question : quels grands infinitifs pour orienter notre vie commune, pour ne pas dire notre survie, dans une logique de concertation – pour parler comme Hanna Arendt qui insistait sur le « fait de la pluralité » comme principe du pouvoir en commun ?

Des thématiques pour  partager le réel

À partir d’un tel exemple, on peut imaginer, dans une optique de projet d’apprentissage à différentes échelles, d’abord comment partager le réel en thématiques à partir d’un problème central (dans ce cas, disons la sobriété écologique), pour en documenter et développer ensuite certains tenants et aboutissants, en y faisant converger alors tous les savoirs d’expertises accessibles, ou possibles. En y greffant donc des apports issus de disciplines et ainsi des expériences et des enseignements didactiques plus ou moins décrochés, avec le temps et les moyens de la conceptualisation systématique

Je retiendrais un autre aspect, pour un second exemple, issu, lui, du rapport de la convention la plus récente sur la fin de vie, très différentes à de nombreux égards. Cet exemple nous informe aussi à la fois sur le processus et le produit par une passionnante expression de pluralisme qui prend la forme de ce qui est appelé un « nuancier d’opinions ». Trois « grands ensembles », huit « groupes d’opinions », dix-huit « modèles » : « reflets des nuances qui ont traversé les travaux de la Convention quant aux évolutions qui pourraient être apportées au cadre d’accompagnement de la fin de vie » (p.130). Quatre-vingt-une « propositions » enfin, destinées « à faire avancer la réflexion collective, à alimenter un débat plus vaste qui n’est pas clos » (p. 90).

On pourrait aussi s’arrêter sur les onze pages du glossaire que contient le rapport, un produit à l’intérieur du produit qui témoigne, si on en doutait, des exigences en matière de savoirs mobilisés en tant que ressources. Si donc la Convention ne cherche pas le consensus en matière d’opinions, dont elle exprime au contraire la pluralité divergente, une forte part de consensus s’exprime bien malgré cela, sur l’enjeu normatif de départ (améliorer l’accompagnement de la fin de vie), sur le processus, et sur la nécessité de mobiliser des ressources, etc.

Imagination pédagogique et travail démocratique

On pourrait encore souligner enfin un aspect de la division du travail de convention, manifesté au détour des remerciements (p.91), et qui donne envie d’en savoir davantage en plus d’inspirer potentiellement le travail scolaire et l’imagination pédagogique : « De manière à n’oublier personne, nous remercions les rubans bleus (animation), les rubans rouges (organisation), les rubans roses (observateurs-chercheurs), les rubans verts (comité de gouvernance), les rubans violets (garants), les rubans noirs (invités) et les rubans jaunes (presse). » Autant d’activités distinctes et distribuées dans un travail collectif d’élèves, associés à d’autres protagonistes, et qui pourrait prendre des formes concrètes, comme nombre d’enseignantes et enseignants savent le faire, tenant compte des prescriptions (et parfois malgré elles) et comme plusieurs traditions pédagogiques y invitent, dans l’esprit de la pédagogie institutionnelle au sens large.

Évoquer l’analogie des conventions dans une perspective de recherche et d’utopie critique serait donc une manière, très liée à certains aspects de l’actualité du travail démocratique à l’époque d’une crise du « fait majoritaire », de proposer une voie possible au jeu de l’imagination et des alternatives curriculaires.

Pour conclure sur un plan encore plus ouvertement philosophique (sans oublier de remercier l’invitation et surtout l’initiative du Cicur à une réflexion collective, qui répond bien à l’idée de parlement contributif), la faculté d’imagination est au cœur du tableau. On peut concevoir (ou imaginer) que les dynamiques de réception et de production (d’images, dont les savoirs seraient une des formes…) ne s’opposent mais se combinent. Ainsi l’idée d’une école productive et contributive, tournée vers le dehors, ne s’oppose pas à ce qu’elle soit aussi, et par là, une école réceptive de tous les savoirs et ressources possibles. « L’imagination, écrit Paul Ricœur, a une fonction projective qui appartient au dynamisme même de l’agir. »

Manuel Perrenoud
Laboratoire Innovation Formation Éducation (LIFE), Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève

A lire également sur notre site

Culture, universel et vérité,  compte-rendu du séminaire du Collectif d’interpellation du curriculum, par Nicole Priou.


Sur notre librairie

N° 486

N° 486

 

Notes
  1. https://generation-thunberg.org/projet/ecole
  2. Thierry Pech, Le Parlement des citoyens, Le Seuil, 2021. Pour un débat contradictoire en ligne /
  3. Deuxième séance du séminaire du CICUR / Vidéo #3: intervention d’Olivier Maulini