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Regards sur l’enseignement des mathématiques dans différents pays

Dans la dernière Revue internationale d’éducation de Sèvres, le n°93 de septembre 2023, le dossier est consacré à l’enseignement des mathématiques. Il se trouve que l’actualité a de nouveau mis en lumière cette discipline, à l’occasion de la publication des résultats de la dernière enquête PISA.

Comme dans chacun de ses trois numéros annuels, la Revue internationale d’éducation de Sèvres est majoritairement écrite par des auteurs étrangers, qui relaient directement leurs regards et leurs analyses. Il s’agit de responsables et d’acteurs de l’éducation, d’universitaires et de chercheurs en sciences de l’éducation, sciences politiques, sociologie, dans les différents champs disciplinaires qui peuvent nourrir la thématique.

Ce dossier a été coordonné par Jean-François Chesné, coordinateur exécutif du Centre national d’étude des systèmes scolaires (Cnesco), et Yohan Yebbou, inspecteur général de l’Éducation nationale.

La question des résultats

Des raisons pour lesquelles les mathématiques sont enseignées à la question du public à qui elles sont destinées, des choix des contenus enseignés à l’histoire des programmes scolaires de mathématiques au travers du monde, de qui sont les enseignants de mathématiques à la liberté allouée pour enseigner, tout est interrogé sous différentes perspectives. La question à laquelle tout aboutit est : pour quels résultats, et comment mesure-t-on ces résultats ?

« Qui enseigne les mathématiques ? Dans un contexte quasi mondial de crise du recrutement des enseignants du secondaire, notamment en mathématiques, cette question résonne plus que jamais au regard des enjeux posés, des contenus en évolution et de l’autonomie grandissante des établissements scolaires. Elle résonne tout autant dans les pays de l’Afrique subsaharienne francophone au niveau du primaire, dans lesquels la maitrise des connaissances de contenus et des connaissances didactiques pour enseigner les mathématiques n’est pas assurée chez une grande majorité des enseignants. Dans d’autres pays (Argentine, France, Islande), on a recours à des personnels qui n’ont pas un profil d’enseignants : comment alors créer des conditions minimales pour un enseignement de qualité ? » (p. 63)

Dix articles nous plongent alors dans l’enseignement des mathématiques au travers du monde. La lecture en est tout simplement passionnante. En voici quelques axes, subjectifs, au gré de ma propre lecture, qui m’ont interrogée ou questionnée.

Chine

En Chine, Binyan Xu présente les quatre fondamentaux chinois de l’enseignement des mathématiques : les connaissances, les compétences, la réflexion et la pratique fondée sur l’expérience. Dans les programmes, il s’agit de rendre capable d’observer le monde réel du point de vue mathématique, de l’appréhender par un raisonnement mathématique et de le décrire grâce au langage mathématique. Ces trois composantes renvoient, d’une certaine façon, à notre « manipuler-verbaliser-abstraire ».

Revient plusieurs fois l’idée d’imagination intuitive, au croisement de la créativité, des relations entre objets mathématiques, de la conceptualisation, de la sémiotique, pour « percevoir l’essentiel dans des situations données ». N’est-ce pas là quelque chose qui nous manque, dans l’enseignement français, cet objectif de pensée synthétique, de prélèvement d’indices même partiels ? Notre recherche d’exhaustivité n’est-elle pas une erreur vaniteuse, au fond ?

Pour parvenir à réaliser les défis posés par le gouvernement chinois, les enseignants sont encouragés à enseigner par projet : « Il faut que les élèves coopèrent entre eux et fassent usage de leurs mains, de leur cerveau et de leur cœur pour “faire” des mathématiques. »

La problématique de l’anxiété est aussi un problème en Chine : plus ils prennent de l’âge, plus les élèves chinois deviennent anxieux. Or, on le sait, « plus le niveau d’anxiété des élèves est élevé, moins bonnes sont leurs performances scolaires en mathématiques ».

Inde

Meghna Nag Chowdhuri propose un regard sur l’exclusion des communautés marginalisées dans l’enseignement des mathématiques en Inde, très politique et focalisé sur un idéal de justice. En 2000, des mathématiques védiques ont été introduites dans les programmes indiens. L’expression, inventée en 1965 par Bharati Krishna Tirtha, renvoie aux Védas, des écritures indoues élaborées entre 1500 et 900 avant notre ère.

Mais des chercheurs ont relevé une distorsion entre les Védas et les actuelles mathématiques védiques, dont l’introduction relèverait d’un opportunisme politique dans le sens du nationalisme indou, lui-même en lien avec la décolonisation des programmes. Ce choix de mathématiques védiques constitue aussi un risque de perte de diversité culturelle mathématique et homogénéise les discours. Meghna Nag Chowdhuri pointe l’indianisation ou l’indigénisation des mathématiques en Inde, comme un projet porteur de sens pour ceux qui le promeuvent, et de risques politiques.

Un autre point mis en lumière par l’autrice est la vision du métier d’enseignant en Inde, peu valorisé. Une des conséquences est que les enseignants, considérés comme des exécutants, sont peu formés. Leurs pratiques sont négligées, et ils ne sont pas encouragés à exercer un regard critique. Meghna Nag Chowdhuri voit là un levier indispensable pour améliorer la réussite de tous les élèves indiens.

Chili

C’est ensuite au Chili que nous emmènent Ivonne González San Martín, María José Aravena Vásquez et Carlos Pérez Wilson. Là, on se trouve dans une situation qui évoque des discours souvent entendus en France : « Un grand nombre d’enfants, de jeunes et même d’adultes font état de difficultés dans leur apprentissage, n’attribuant aux mathématiques qu’un rôle abstrait, sans lien avec la vie quotidienne. »

Les auteurs pointent que l’enseignement de compétences est promu, par rapport à l’enseignement des connaissances. Et pourtant, dans les faits les enseignants enseignent généralement de façon algorithmique, sans que des transferts soient possibles pour les élèves : « la plupart des enseignants se concentrent sur la présentation uniforme puis l’apprentissage par cœur des cours, et la résolution de problèmes ne prédomine guère. […] Dans cette dynamique, l’enseignant passe plus de temps à utiliser le tableau noir et à écrire des définitions, des formules et des exercices mathématiques ; il utilise peu de matériel concret et a tendance à avoir peu d’occasions d’argumenter. Le discours argumentatif est peu encouragé et peu de temps est consacré au raisonnement mathématique à haute voix et à la résolution de problèmes. »

Le Chili a connu et connait encore de nombreuses réformes de l’éducation. Mais les impacts sont faibles dans les pratiques : « Chaque pays a sa propre réalité éducative, qui résulte de facteurs culturels, sociaux, démographiques, éducatifs et autres, si bien qu’il est difficile de comparer un pays à un autre sans commencer par aborder ces aspects. » C’est bien une des qualités de ce dossier que d’apporter au lecteur des éléments pour penser.

Argentine

Claudia Broitman et Andrea Novembre écrivent sur la situation de l’Argentine. Le système d’éducation est fédéral, organisé par juridictions. Les auteurs relèvent « un manque flagrant de continuité dans les nombreuses politiques éducatives qui ont été conduites ». Récemment, un Plan de mathématiques pour la vie a suscité la polémique et l’opposition de nombreux acteur de l’éducation, avec la méthode de Singapour, exhumant à l’occasion des questionnements en lien avec les mathématiques modernes des années 1960. L’Argentine a une « grande tradition de recherche en didactique », inspirée initialement de la didactique française.

Comme en France et ailleurs, le recrutement des enseignants de mathématiques est problématique. Cela mène à recruter « des techniciens pour enseigner les mathématiques, même s’ils n’ont aucune formation didactique ». Les conditions de travail des enseignants sont qualifiées de « déplorables » par les auteurs.

Afrique subsaharienne

Abdel Rahamane Baba-Moussa, Hilaire Hounkpodoté, Labass Lamine Diallo et Guy-Roger Kaba écrivent sur les résultats en mathématiques des pays francophones d’Afrique subsaharienne dans l’évaluation Pasec 2019, le programme international pour le suivi des acquis des élèves de la Confemen (Conférence des ministres de l’éducation des États et gouvernements de la Francophonie). Ils en tirent deux grands axes : les acquis en mathématiques des élèves sont faibles, et, chez les enseignants, les connaissances de contenus et en didactique ne sont pas suffisantes.

Mais l’effet-maitre est interrogé : « la maitrise d’une connaissance mathématique donnée n’est pas nécessairement révélatrice de la capacité à l’enseigner. […] On ne saurait résumer “l’effet-maitre” sur les apprentissages en mathématiques aux seuls savoirs et même savoir-faire des pédagogues. La question est bien plus complexe, puisqu’elle implique diverses autres dimensions du pôle “enseignant” dans le triangle pédagogique “enseignant – apprenant – savoir” : la motivation, le cadre physique d’enseignement, la condition salariale, l’absentéisme, etc. »

Décidément, tous les propos convergent. Cela incite vraiment à se décentrer pour réfléchir autrement.

Islande

L’article suivant, de Freyja Hreinsdóttir et Ragnar F. Ólafsson, nous amène à étudier la situation en Islande. En raison de la petite taille du pays, son fonctionnement en matière d’éducation est encore différent. Un curriculum national donne les grandes orientations, et les écoles s’organisent ensuite et font des choix, de façon assez libre. Cette liberté se répercute au niveau des enseignants, avec des avantages et des inconvénients. Un des enjeux de l’école est « une éducation inclusive fondée sur les possibilités de chaque élève », en particulier au travers de la coopération. Mais beaucoup de pratiques enseignantes restent encore sur le modèle d’un travail individuel, et l’enseignant circule pour aller d’un élève à l’autre.

Une partie du texte est accordée à un thème qui revient dans de nombreux articles du dossier : le genre. Mais ici le propos est différent : « Les différences entre genres dans le système scolaire sont une source d’inquiétude en Islande depuis quelques années, car il apparait que les garçons réussissent moins bien que les filles. » Deux tiers des diplômés islandais sont des femmes.

Les causes sont discutées : pour certains, la raison serait que l’école est un monde professionnel à 80 % féminin. Mais cette explication est mise en échec par le fait que « les filles réussissaient déjà mieux à l’école lorsque la majorité des enseignants étaient des hommes ». Une autre explication, tout aussi peu convaincante, réside dans la nature des savoirs enseignés, peu pratiques et professionnels, ce qui intéresserait davantage les garçons. Ou bien encore que les femmes islandaises ont fait des études car obtenir un emploi bien rémunéré n’était pas possible sinon, « alors que les hommes ont traditionnellement eu de telles possibilités dans des secteurs tels que l’industrie de la pêche ».

Portugal

Ana Barbosa et Isabel Vale présentent un changement décisif au Portugal dans l’enseignement des mathématiques. Bien que datant de 2001, il a aujourd’hui encore des conséquences importantes. De nombreuses réformes se succèdent, au Portugal, pour lutter contre des taux préoccupants d’échec en mathématiques.

C’est la perception de la discipline qui est au cœur des préoccupations, pour que ces réformes puissent être efficaces sur le terrain : « d’abord considérées comme une discipline purement instrumentale et utilitaire, elles sont désormais considérées comme essentielles pour la formation de citoyens critiques et actifs, articulant dimensions cognitives et affectives ».

Écosse

C’est ensuite au tour de l’Écosse. Kenneth Ruthven propose une comparaison de l’enseignement des mathématiques en Angleterre et en Écosse. Il montre que l’influence des gouvernances politiques est très forte dans les décisions sur l’enseignement des mathématiques : selon que le gouvernement est dominé par les conservateurs ou les travaillistes, les changements sont importants.

France

L’article suivant nous ramène… en France ! Pierre Arnoux, Michèle Artigue et Nadine Grapin décrivent rapidement à leur tour le fonctionnement français, les contenus enseignés, les méthodes, mais aussi l’historique de l’enseignement des mathématiques, marqué par des bouleversements tels que celui de la réforme des mathématiques modernes, à la suite de laquelle « la perception de l’enseignement des mathématiques qui va s’imposer socialement est celle d’un enseignement formel et désincarné ». En effet, aujourd’hui la question des conséquences de cette époque se pose encore.

La situation française est fort bien présentée : « Les élites politiques et médiatiques n’hésitent pas à afficher une incompréhension des mathématiques qui n’a pas entravé leur carrière ; des professionnels, ingénieurs et autres, affirment n’utiliser de leur formation mathématique que les éléments les plus basiques. On se glorifie de l’excellence de l’école mathématique française à chaque récompense prestigieuse obtenue mais avec des discours qui renforcent une vision des mathématiques comme discipline réservée à une élite, masculine de plus. On parle de désamour des élèves pour les mathématiques alors que diverses enquêtes montrent que c’est une discipline appréciée des élèves, notamment au primaire. On confond ce supposé désamour avec l’anxiété, très réelle, résultant de leur rôle sélectif et de la pression de la réussite scolaire, ou avec le fait que l’intérêt pour une discipline n’est pas forcément le critère principal de choix professionnel. »

Québec

Le dossier se termine par le Québec, avec un regard sur le souci de continuité des programmes, présenté par Claudia Corriveau. On y apprend que « le Québec vit actuellement un moment important dans le domaine de l’éducation. […] Ce projet, qui s’inscrit au sein du paradigme des pratiques efficaces, s’élève en opposition notamment à la réforme précédente, que l’on considère comme inadéquate au point de la rejeter en bloc. »

Claudia Corriveau pose une très intéressante et actuelle question : « Quelle serait la valeur d’une discipline où nous rejetterions systématiquement la vision de nos prédécesseurs pour voir ensuite la nôtre mise de côté à son tour par nos successeurs ? » L’autrice présente les différentes réformes qui ont marqué le Québec, de 1950 à nos jours, en choisissant de ne pas s’engager dans des analyses sociopolitiques ni idéologiques. Elle souligne que les élèves des enseignants bien formés réussissent mieux. Mais, au Québec aussi, la pénurie d’enseignants de mathématiques pose problème et risque de changer la donne.

Comme l’écrivaient Jean-François Chesné et Yohan Yebbou en introduction, croiser les regards et les analyses est fondamental et enrichissant. Ce dossier donne l’occasion de se cultiver en la matière, sans négliger le contexte de l’enseignement des mathématiques dans chacun des pays abordés. C’est une lecture accessible et véritablement utile.

Claire Lommé
Professeure de mathématiques en collège et formatrice

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