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Quatre obstacles identifiés dans le projet de programmes de français pour le cycle 3

Le Conseil supérieur des programmes a rendu publics ce mois de janvier les projets de nouveaux programmes de cycle 3 pour le français et les mathématiques. Situé à la charnière entre l’école et le collège, le cycle 3 (CM1-6e) facilite les transitions et faciliter le passage de l’école élémentaire au collège, et les programmes doivent y contribuer. Alors que les programmes sont en consultation, les Cahiers pédagogiques souhaitent alimenter le débat en publiant des contributions venues du terrain. Voici aujourd’hui le regard d’une formatrice sur la partie « langue » du projet pour le français, qui identifie des obstacles pour le formateur.
Premier obstacle : un prescrit difficile à rendre lisible

Ce projet est difficile à lire pour la formatrice que je suis : on peine à pointer la visée mise en avant en ce qui concerne la maitrise et, ou (on ne sait pas trop), l’étude de la langue ; les tableaux d’une année à l’autre sont peu lisibles faute de proposer une hiérarchisation réfléchie et organisée.

Même s’il est précisé que la grammaire participe « à l’acquisition de compétences linguistiques et langagières » (p. 42), ce qui est proposé relève moins de la maitrise des langages que de la maitrise de la norme linguistique. Il s’agit de s’approprier des « normes » textuelles écrites sans lien avec les communautés discursives des disciplines : la centaine d’indicateurs de réussite (j’ai compté !) relève de la grammaire de phrase.

Or, depuis près de trente ans, les sociolinguistes alertent explicitement sur ce problème : « Les usages de la langue sont à distinguer des formes linguistiques (le lexique et la syntaxe). […] La centration sur les formes linguistiques utilisées, c’est-à-dire sur la seule “face visible” de l’activité langagière, a pendant des décennies conduit à détourner l’objectif de maitrise de la langue de ses véritables enjeux cognitifs et sociaux.1 »

Deuxième obstacle : des horaires proposés empêchant une réflexion sur les visées de l’enseignement de la langue

Dans ce programme est proposé un volume horaire précis pour cet enseignement explicite d’une grammaire de phrase au service de l’orthographe : une heure et demie de grammaire explicite sur les quatre heures de français au collège, deux heures et quart en CM.

Si l’intention est louable, cette mention du temps dans des programmes a de quoi étonner : le rapport de l’Inspection générale de 2022 pointe l’insuffisant temps passé à écrire ; la part passée dans la semaine à « étudier » la langue est considérable et souvent très peu pensée, comme on le voit en formation. Il n’est pas sûr que l’heure trois-quarts dégagée profite directement aux activités de production écrite.

Répartition des heures de français dans les emplois du temps des classes de cours moyen, Rapport de l’Inspection générale, avril 2022.
Temps hebdomadairePart en %
Étude de la langue – grammaire – conjugaison – orthographe4 h 02 minutes50 %
Vocabulaire – lexique32 minutes7 %
Production écrite48 minutes10 %
Littérature – lecture1 h 48 minutes23 %
Quart d’heure lecture – « Silence on lit ! »19 minutes4 %
Poésie – récitation15 min3 %
Oral15 min3 %
TOTAL8 heures100 %
Troisième obstacle : une démarche de manipulation de la langue évoquée mais comme escamotée

Si les manipulations sont évoquées page 45 : « Comprendre et utiliser les manipulations syntaxiques : elles seront enseignées explicitement afin d’en faire des habiletés au service des activités langagières, et plus particulièrement pour la production d’écrits et l’étude de la langue : déplacement, suppression (ou effacement), substitution (ou remplacement), addition (ou ajout), encadrement. », le modèle pédagogique semble vertical avec une minoration de la place du travail sur corpus.

Page 43, on lit d’abord : « La démarche pédagogique s’appuie sur l’observation de corpus qui favorise la comparaison, les tris, les classements et les manipulations syntaxiques. », puis dans le deuxième item : « Les temps d’apprentissage sont structurés : une introduction explicite de la notion ; des rétroactions sur les éléments déjà connus ; des observations / comparaisons / manipulations selon des modalités d’organisation variées ; une restitution collective pour aboutir à une institutionnalisation qui donne lieu à une trace écrite. Des exercices d’application sont menés pour stabiliser les connaissances et favoriser la mémorisation. Enfin, des activités d’entraînement, d’automatisation et de consolidation sont pratiquées sous diverses formes (exercices, dictées, gammes d’écriture et productions d’écrits). » ; et l’on se dit alors que l’introduction de la notion avant les manipulations risque de voir se fossiliser le traditionnel « leçon, exercices, contrôle ».

Enfin, la remarque « L’enseignement de la grammaire ne saurait se limiter à des pratiques techniques. Le sens – en particulier celui de la phrase – est constamment convoqué, lors des manipulations au sein de la phrase, qu’elles concernent le groupe verbal ou le lien entre le sujet, le verbe, et les compléments », semble être un avertissement quant à la possibilité d’enseigner des gestes du grammairien stables.

Rappelons que la démarche proposée par Michelle Ros-Dupont en 2006, il y a près de vingt ans, avait déjà mis en avant la nécessaire manipulation via le travail sur corpus2, comme présenté dans ce tableau :

Enseignement courant

Observation réfléchie de la langue

Observer : trier des éléments linguistiques puis les classer en fonction des identités qu’ils présentent.
Donner une règle en prenant appui sur quelques exemples.Réfléchir : à partir du classement, formuler des hypothèses sur le fonctionnement.
Vérifier ces hypothèses en les confrontant à d’autres exemples.
Formuler la règle de fonctionnement (trace écrite)

Faire appliquer la règle dans des exercices de préférence nombreux, répétés, jouant sur les différentes compétences pour la question grammaticale ou orthographique abordée

Faire appliquer la règle dans des textes : textes à transformer, textes à produire, textes à réviser…

La « règle », et avec, la terminologie grammaticale, n’est pas donnée aux élèves d’emblée ; elle vient après une phase de manipulation, faite d’observations, de confrontations, de questionnements ; cette phase, difficile pour les élèves mis en demeure de « réfléchir », constitue néanmoins une étape essentielle dans l’apprentissage ; l’escamoter ou la minorer fait perdre son sens à l’activité grammaticale. Pourquoi ne pas l’avoir rappelé dans le projet ?

On remarque aussi que, dans la démarche inductive, une place importante est accordée au transfert qui s’effectue dans les productions écrites des élèves. Or, cette ultime étape, qui intervient après un temps plus ou moins long, n’est jamais développée dans ce projet alors même qu’elle constitue un matériau des plus pertinents pour l’enseignant – pour construire une progression, procéder à des réajustements, mettre en place la différenciation. D’ailleurs, de nombreuses publications proposent des pistes pour articuler l’étude de la langue et les compétences rédactionnelles des élèves3.

Quatrième obstacle : des malentendus à déjouer

Prenons l’exemple de l’enseignement de la conjugaison. Si l’on peut saluer, dans la lignée de travaux importants, la mention de « la marque de temps et la marque de personne. L’organisation de ces régularités est mise en évidence et formalisée. » (p. 47), on regrette que la manière d’appréhender la morphologie verbale ne bouge pas :

  • On commence toujours par le « premier groupe » – parce que c’est le premier ? – sans questionner cette notion de « groupe » et alors même que les verbes du premier groupe ne sont pas les plus fréquents et qu’ils sont très difficiles à conjuguer, comme le suggère d’ailleurs la mention « Mettre en évidence les variations du radical pour certains verbes du premier groupe ».
  • On commence par le présent… parce que l’on parle au présent ? Alors même que l’on sait que l’imparfait et le futur sont les plus stables à engendrer.
  • On n’écrit pas qu’il est nécessaire de débuter par les verbes les plus fréquents – toujours appelés les « verbes irréguliers du troisième groupe (faire, aller, dire, venir, pouvoir, voir, vouloir, prendre) », on risque donc de différer leur apprentissage.

Pour terminer, on lira avec attention la page 48 qui pourrait plonger les professeurs dans une grande perplexité : on ne comprend pas bien ce que pourraient désigner les « pronoms personnels objets (excepté le/la/les) » à identifier.

Enfin, à la lecture de cette phrase alambiquée (je souligne) : « Il sait que le verbe ou le groupe verbal sont considérés comme le pivot de la phrase. C’est pourquoi il n’existe pas de terme pour définir ces fonctions. », on voit bien que depuis l’« affaire du prédicat », l’on peine à rénover la terminologie, à proposer un bagage minimal mais suffisant permettant aux élèves d’observer le système linguistique, de manipuler la langue4.

Après cette lecture, je m’interroge : qu’apporte ce projet ? Quelle est sa plus-value pour aider les professeurs à penser le métier, à organiser les apprentissages, à déplacer leurs gestes professionnels, à mieux appréhender le lien complexe entre langue et langage ? Pour quoi ?

Karine Risselin
Formatrice à l’Inspé de Créteil
Cet article, tout comme l’ensemble des Cahiers, est écrit en orthographe recommandée, contrairement à ce projet de programmes.

La consultation sur les projets de programmes pour le cycle 3 est en ligne sur le site Éduscol du 13 janvier au 7 février 2025.

Le débat dans nos pages sur ces projets de programme est ouvert à tous ceux qui le souhaitent, professeurs des écoles, de français, de mathématiques, formateurs et formatrices. Pour proposer une contribution, envoyez un mail à redaction[at]cahiers-pedagogiques.com (remplacer [at] par @).

À lire également sur notre site

Projet de programme de mathématiques en cycle 3 : des progrès et des regrets, par Claire Lommé

Travailler la maitrise de la langue. Faire progresser les élèves dans toutes les disciplines, recension et interview des autrices, Karine Risselin, Émilie Busch et Anne Vibert

Les gestes du brouillon, par Karine Risselin et Elsa Costero

Enseigner avec l’écrit, compte-rendu de la Conférence de consensus du Cnesco et de l’IFE sur le thème « Écrire et rédiger », par Hélène Eveleigh

Crises des programmes scolaires. Vers une école de la conscience ! Recension et interview de l’auteur, Roger-François Gauthier

Ajustements des programmes scolaires 2018 – Entre communication et nostalgie, où est l’école du XXIe siècle ? Prise de position du CRAP-Cahiers pédagogiques


Sur notre librairie

Couverture du numéro 522, "Tous compétents en français"

Notes
  1. Élisabeth Bautier, « Maitriser la langue, oui mais pourquoi (en) faire ? », X.Y.ZEP – Bulletin du Centre Alain Savary n°2, avril 1998. En ligne : https://www.pedagogie.ac-nice.fr/histgeo/images/attachments/PL/BAUTIER.pdf.
  2. Michelle Ros-Dupont, « Enseigner les outils de la langue pour aider les élèves de l’école élémentaire à apprendre », 2006-2007. En ligne : https://langage.ac-creteil.fr/Enseigner-les-outils-de-la-langue-pour-aider-les-eleves-de-l-ecole-elementaire.html.
  3. Voir par exemple la dernière publication de Claudine Garcia-Debanc, Guide pour enseigner la grammaire pour écrire – CE2 et cycle 3, paru chez Retz en 2022.
  4. Voir la tribune de l’AFEF publié dans le Café pédagogique le 20 janvier 2025.