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Le livre du mois du n°555 – Crises des programmes scolaires. Vers une école de la conscience !

Précédemment inspecteur général de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche ou membre du Conseil supérieur des programmes, Roger-François Gauthier est aujourd’hui souvent présenté comme « expert en éducation internationale ». Et c’est bien une lecture experte des programmes scolaires qu’il nous propose, au travers des pays et des siècles jusqu’à une prospective « à l’heure des algorithmes et de l’intelligence artificielle ».

« Ce livre est un piège », nous prévient Roger-François Gauthier. Il a raison. Y entrer, c’est se laisser séduire par un style, élégant et hardi. Ce, dès la couverture et son « Vers une école de la conscience », une trouvaille qui tinte malicieusement à l’oreille, avant de développer une grande puissance conceptuelle, pendant et après la lecture. Le style vous a pris dans ses rets et il ne vous lâchera plus. D’autant que la construction du livre, « l’étude de cas » de la réalisation des programmes scolaires en France avant le grand saut des questions que le sujet soulève dans le monde conduisent à suivre avec fébrilité l’auteur sur le chemin qu’il dit d’ailleurs avoir tracé en écrivant. Une conversation s’installe avec l’auteur, où l’on finit par ne plus savoir qui se pose les questions, qui y répond.

Le style, la construction donnent de la force au contenu. Un contenu qui fait d’abord tanguer : la première partie revient sur la manière dont sont conçus les programmes. Sans nier le sérieux et la qualité de l’entreprise et des concepteurs, l’auteur rappelle la succession des programmes français, cumulatifs, sans finalités définies au préalable et en expansion, ne distinguant pas l’essentiel de l’accessoire. L’auteur les présente encore comme des « carcans pour les enseignants, peu propices au travail collectif et aux innovations ». Et surtout, il rappelle à plusieurs reprises que le temps de leur évaluation ne vient jamais : « Évaluer consisterait à devoir se préoccuper de ce que savent les élèves, donc à changer le rapport entre les décisions relatives à l’école et la réalité. » « Indifférence aux savoirs », école qui « met la vie à distance » du fait de ses origines religieuses visant la conversion : l’absence d’évaluation trouve là deux explications possibles.

Si le constat est sévère, l’auteur ne cède pas aux sirènes fatalistes. D’abord, parce qu’il relève deux évolutions majeures récentes : l’élaboration du socle commun et de ce qui ressemble à un curriculum, incluant les programmes, les prescriptions, les progressions, les modes d’évaluation. Ensuite, parce que dans la seconde partie du livre, il change d’échelle et nous fait grimper sur « les épaules des géants » que sont les grands questionnements internationaux en matière d’éducation, lesquels, pour certains d’entre eux au moins, se posent pour la première fois aux systèmes éducatifs. Avec « L’école et l’ordre du monde », le questionnement porte sur les finalités : « Veut-on une école plus ou moins compétitive, plus ou moins traditionnelle, plus ou moins ouverte sur le monde ? » Dans le chapitre « Quels savoirs dans la société de la connaissance et de l’intelligence artificielle », c’est le questionnement sur la vérité et le mensonge, la complexité et l’incertitude qui est central, l’école devant avoir la fonction centrale de nous « guider à trier » et à « nous repérer » en développant la pensée critique. Gardons encore le très beau chapitre où l’on voit les élèves au centre des programmes, avec leurs besoins, leurs interrogations sur le savoir, avec « le bienêtre des enfants au cœur des programmes scolaires », où on exclurait les « situations de stress ou d’inconfort ». Des programmes où les élèves « se trouveraient bien ».

La conclusion du livre revient sur le moteur humain, unique, que serait la conscience portée sur les apprentissages et la valeur des savoirs, pour un passage vers des programmes autres. Une conclusion qui sonne comme un commencement, après tant de fenêtres ouvertes et si peu de sujets clos.

Christine Vallin

Questions à Roger-François Gauthier

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Quelles formes l’évaluation des programmes, inexistante en France, pourrait-elle prendre ?

En effet, les programmes, sans doute peut-être le cœur des choses, ne sont pas évalués, c’est-à-dire que l’école ne s’interroge pas, de façon méthodique et transparente, sur la qualité ou le bienfondé de ce qu’elle demande aux enseignants d’enseigner et aux élèves d’apprendre.

Pourtant, comment ne pas voir l’intérêt qu’il y aurait à poser publiquement des questions sur la pertinence ou la difficulté des objets d’apprentissage telles que ressenties par les élèves ou estimées par les maitres, sur le caractère répétitif de certains programmes ou au contraire sur leur manque de continuité, sur le caractère plus ou moins discriminant (selon l’origine sociale, culturelle, selon le genre, etc.) de telles ou telles propositions d’apprentissage, etc.

C’est toute une attitude modeste et empirique, consistant à interroger les acteurs, et d’abord les élèves, à regarder objectivement ce qui les fait échouer ou les enthousiasme, ce qu’ils oublient, ce qu’ils intègrent véritablement à leur culture, qu’il faudrait mettre sur pied. En savoir plus sur ce qu’ils savent, aussi, au lieu de se complaire à se lamenter sur ce qu’ils ignorent.

S’agissant du lycée, en plein dans l’actualité éducative française, est-ce qu’un pays vous semblerait modèle pour la réflexion préalable sur les finalités des programmes ?

Des pays maintiennent le flambeau d’un lycée dont la finalité culturelle est proclamée et privilégiée (l’Italie est de ces pays-là, avec cinq ans de lycée, presque sans filières), alors que d’autres ont depuis longtemps intégré l’idée d’un lycée conforme aux attentes du supérieur (comme l’Angleterre). Le problème pour nous est que le lycée français est en train d’être réformé sans que les citoyens aient été amenés à se prononcer sur le modèle retenu, qui n’est pas clair. Une thèse récente de comparaison internationale[[Luisa Lombardi, université Paris-Descartes.]] remarquait que le lycée français avait comme marque absolument distinctive le fait que les années lycée étaient pour les élèves des années où il leur appartenait d’être stratèges (choix d’établissements, choix d’options, choix de séries ou de spécialités, choix des perspectives pour le supérieur entre filières sélectives et les autres, etc.). Mais est-ce un choix des citoyens ?

Il y a eu une loi Blanquer sur l’école : en pleine réforme des lycées, la question de ses finalités n’a pas été évoquée. Comment, dès lors, s’entendre sur des programmes, s’accorder sur les parties sans avoir réfléchi au tout ?

Vous proposez une méthodologie qui prendrait le temps : le temps du débat, de réfléchir aux finalités, etc. Sur quels arguments principaux vous appuieriez-vous pour convaincre la « haute politique », selon votre formule, de prendre ce temps ?

L’état de l’école n’est autre que le résultat de l’accumulation par tous les ministres de décisions ponctuelles prises pour le court terme. De décisions relatives aux flux à gérer, à la rentrée à réussir, etc. Il est devenu banal, mais on n’en a rien tiré, de dire que le temps de l’éducation est un temps long : la lecture des décisions « qui allaient tout changer » prises par tel ou tel ministre il y a moins de dix ans est cruelle, tant on a l’impression d’une réformite chronique qui fait qu’au total rien d’essentiel ne bouge.

Or, sur les sujets que nous abordons, à savoir les contenus d’enseignement, qui doivent être construits dans la continuité d’une scolarité, pour répondre à des attentes d’une société complexe, et dans la perspective d’aider les élèves sur la voie de la vie personnelle et de l’emploi, la politique éducative ne peut plus être le fait d’un ministre pressé de se faire bien voir de l’opinion, car elle demande une attention plus forte portée aux finalités, au long terme, ainsi qu’un débat de fond sur ces finalités avant d’engager des décisions démocratiques.

Donc l’argument à tenir aux politiques est clair : « Voulez-vous aussi échouer ? »

Quelles sont les forces de l’école française sur lesquelles on pourrait s’appuyer pour lancer l’école de la conscience ?

Il y a certes des vices fondamentaux du système éducatif français, hérités de l’histoire, que nous analysons dans cet ouvrage. Mais il y a aussi des forces, nombreuses, si on pense à la maternelle, si on pense à une ambition de conduire les élèves à la réflexion critique et à la liberté, si on pense à l’enseignement professionnel, par exemple, mais ces forces sont dispersées et intégrées à un système qui, lui, est faible, puisqu’il ne parvient pas à être autre chose qu’inéquitable et excluant !

Propos recueillis par Christine Vallin