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Éduquer à l’esprit critique : une approche collective par l’argumentation en SVT (deuxième partie)

Comment amener les élèves à développer leur esprit critique lorsqu’ils débattent de questions socioscientifiques complexes ? Après avoir présenté le cadre du dispositif, qui utilise le diagramme en V pour structurer le débat, voici la présentation de sa mise en œuvre en classe de SVT, les résultats observés et les ajustements qui permettront d’améliorer encore cette pédagogie de l’argumentation.

Dans mon précédent article, j’ai présenté le projet pédagogique élaboré avec Nathanaël Jeune (dit Pleen), chercheur en sciences de l’éducation, au sein du programme Profs-Chercheurs. Notre travail vise à développer les compétences et dispositions argumentatives critiques des élèves à l’oral sur des questions socioscientifiques.

Ce débat, guidé par le diagramme en V de Nussbaum, s’insère dans une séquence pédagogique d’une durée plus ou moins longue, dont voici les principales étapes1 :

Étapes 1 à 3 : question et préparation

1- Situation déclenchante, présentation de la QSS.

2- Émergence du désaccord entre pairs (sondage d’opinion, micro-débat).

Étape indispensable pour prendre conscience de l’existence d’une diversité d’opinions entre les élèves et donc questionner la confiance que chacun accorde à la sienne. On en profite pour réfléchir sur l’importance que peuvent prendre les conséquences éventuelles des différents points de vue. On peut aussi réfléchir sur l’état des connaissances acquises sur le sujet et ainsi mettre en évidence une certaine carence qui doit être comblée pour avoir un avis éclairé. Ces points semblent constituer des leviers intéressants pour motiver les élèves à se lancer dans un processus de recherche d’information sur le sujet traité.

3- Recherche documentaire (libre ou guidée selon les objectifs) et préparation de l’argumentaire.

La recherche peut se faire de manière individuelle ou collaborative par binôme ou trinôme, en classe ou à la maison.

Les étapes 1 à 3 se déroulent sur une séance de deux heures, avec possibilité d’affiner les recherches documentaires avant la séance suivante. Afin de comprendre comment structurer, analyser et produire un argumentaire, mes élèves peuvent s’aider de ce schéma, inspiré des travaux de Gwen Pallarès2 :

Étapes 4 à 6 : débat et évaluation critique des arguments

4- Débat en V d’une durée maximale de vingt minutes.
Pendant le débat, les élèves présentent leurs arguments et notent ceux de leurs camarades.

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Illustration de la ressource Éduquer aux approches critiques. Photo C. Adourian

5- Identifier et représenter les fonctions des arguments et contrarguments (réfuter, concéder, nuancer, questionner, développer une idée…) par des flèches indiquant les mouvements argumentatifs.

Cette étape permet d’apprendre aux élèves que les arguments se définissent par leur contenu (thèse, justifications), mais aussi par la fonction qu’ils tiennent dans un débat.

6- Évaluation critique des argumentaires qui peut prendre environ quarante-cinq minutes.

Les élèves sont alors guidés par une liste de questions critiques dont voici une version simplifiée :

  • Pour chaque argument : souligner la thèse, mettre entre parenthèses la ou les justifications. L’objectif est d’aider les élèves à identifier la structure des argumentaires développés.
  • Distinguer les arguments qui relèvent des faits, de leurs interprétations, ou des valeurs (code couleur, surlignage). Ici, il s’agit de distinguer les registres des arguments, ce qui orientera la manière de les évaluer.
  • Évaluer la validité de chaque argument énoncé et l’acceptabilité des valeurs mobilisées. Cette étape permet de séquencer les argumentaires et d’évaluer indépendamment chaque argument avant de procéder à un jugement global des points de vue défendus.
  • Évaluer les possibles conséquences (couts, bénéfices) des arguments développés. Cette dimension permet de ne pas se focaliser uniquement sur la dimension épistémique du débat et de s’intéresser aux dimensions éthiques et politiques du sujet.
  • Les justifications s’appuient-elles sur des sources fiables ? Ce critère s’avère important pour discerner le niveau d’expertise des sources mobilisées, leurs intentionnalités, leurs liens d’intérêts. Autant d’indices qui aident à se positionner quand on manque de connaissances ou de temps pour évaluer les arguments.
  • L’argumentaire dans son ensemble vous semble-t-il pertinent, cohérent avec la situation ? Le faisceau des arguments converge-t-il suffisamment pour accepter le point de vue ?

Cette dernière étape permet de faire la synthèse des évaluations segmentées des arguments et sur cette base, produire un jugement global moins influencé par une vision intuitive du sujet.

Les objectifs du dispositif pédagogique

Si les QSS peuvent être difficiles à aborder en classe par leur charge cognitive mais aussi affective, cette approche permet :

  • De confronter les élèves à des points de vue contradictoires, ce qui est indispensable pour avoir une attitude citoyenne et s’engager dans un débat démocratique où l’on cherche à construire du commun malgré les désaccords interindividuels.
  • De développer, à travers la dimension collective, les compétences et dispositions argumentatives critiques des élèves au service d’une réflexion commune.
  • D’inviter les élèves, par un questionnement centré sur les décisions, à questionner le lien entre les croyances élaborées et les actions concrètes et responsables à entreprendre.
  • De confronter les élèves à l’incertitude de leurs points de vue et ainsi nuancer leurs discours, leurs jugements. Et donc, de laisser le processus critique ouvert sur un cheminement long, voire sans fin. Une attitude primordiale pour devenir un citoyen ou une citoyenne éclairé et autonome.Tous ces points demeurent toutefois théoriques. Ainsi, pour savoir si certains de ces objectifs sont atteints, je me devais de soumettre ce projet pédagogique à une tentative de démarche expérimentale mettant à l’épreuve ce dispositif pédagogique au réel de ma classe. Cela m’a permis de réaliser une collecte de données à partir des enregistrements vidéos de ces séances et dont l’analyse a alimenté un retour d’expérience sur la plateforme Profs-Chercheurs.
Les résultats de la démarche expérimentale

Voici quelques résultats qui en ressortent, à prendre évidemment avec toute la prudence épistémique qui s’impose.

Il semble que le groupe classe testé a sensiblement amélioré la qualité globale des argumentaires développés. Notamment dans l’articulation entre point de vue, arguments (thèses et justifications) et contrarguments. À l’issue de la séquence, au lieu d’apposer leurs arguments, les élèves ont davantage mobilisé des arguments en relation avec ceux des autres camarades, que ce soit pour les développer, pour concéder une validité aux contrarguments ou nuancer les propos.

Cela indique une utilisation d’un plus grand panel de fonctions argumentatives rendant le discours plus complexe et subtil. Cette évolution semble aussi indiquer que les élèves se seraient relativement décentrés de leur point de vue personnel et auraient mieux pris en compte celui de leur contradicteur pour l’intégrer dans leur réflexion. Le ton utilisé par les élèves est devenu moins affirmatif, signe d’une plus grande prudence épistémique et d’une meilleure prise en compte de leur degré d’incertitude. Par ailleurs, les sources convoquées étaient davantage citées et évaluées.

Enfin, d’un point de vue qualitatif, j’ai pu noter que lors de la phase d’évaluation, les groupes de débats se positionnaient systématiquement sur une position de compromis, ce qui était parfois en décalage avec leurs justifications qui penchaient plus sur une position que sur l’autre. Cela peut être vu comme un progrès dans le sens où ils et elles se montreraient moins « dogmatiques » et plus nuancés, mais cela peut aussi être vu sous un prisme négatif.

Des pistes d’amélioration

Peut-on parler ici d’un biais de « faux compromis » (raisonnement qui privilégie le compromis entre deux positions opposées même si les preuves contredisent ce résultat) ? Serait-ce une forme de conformisme social dû au désir de ne pas heurter leurs camarades dont l’argumentaire s’est avéré moins pertinent ? Serait-ce une forme de manque de courage intellectuel ? Plusieurs pistes sont à étudier pour moi dès l’année prochaine.

Enfin, la mise en place de ce dispositif pédagogique ne s’est pas faite dans les conditions favorables que j’espérais, notamment du fait de la course contre la montre afin de terminer le programme en vue du baccalauréat (manque d’étayage, de synthèse collective). Ainsi, j’ai eu parfois l’impression que ce dispositif pouvait créer une surcharge cognitive à la fois pour les élèves et pour moi-même.

Toutefois, l’objectif de les préparer au grand oral (sans heure allouée dans l’emploi du temps) et de développer leurs compétences argumentatives demeure primordial. Ainsi, je pense renouveler ce dispositif l’année prochaine, mais en le démarrant dès le premier trimestre, au lieu du dernier cette année, afin de ménager le temps nécessaire à une progression dans les dispositions et compétences. J’espère ainsi améliorer l’efficacité de cet enseignement…

À suivre dans les prochaines récoltes de données expérimentales que j’espère pouvoir mener !

Christophe Adourian
Enseignant de SVT au lycée Thibaut-de-Champagne de Provins (Seine-et-Marne), membre du groupe de travail 8 (GT8) « Éduquer à l’esprit critique » du CSEN

À lire également sur notre site

Éduquer à l’esprit critique : une approche collective par l’argumentation en SVT (première partie), par Christophe Adourian

Éduquer à l’esprit critique : une approche par investigation, par Christophe Adourian

Regard critique sur l’esprit critique, par Laurent Reynaud

Douze conseils pour éduquer à l’esprit critique, par Sylvie Fromentelle

« L’esprit critique au cœur des enseignements », entretien avec Elena Pasquinelli


Sur notre librairie

Couverture du numéro 550, Former l’esprit critique

Notes
  1. Pour plus de détails, voir les ressources Profs-Chercheurs et la synthèse Éduquer aux approches critiques.
  2. Gwen Pallarès, Développer les compétences argumentatives de lycéens par des débats numériques sur des questions socio-scientifiques. Vers une didactique de l’argumentation et de l’esprit critique, thèse, université de Montpellier, 2019.