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Éduquer à l’esprit critique : une approche par investigation

Si tout le monde n’a pas la même définition de ce qu’est l’esprit critique, il existe des points de consensus et des démarches communes. Voici une proposition de mise en pratique pédagogique de la formation à la pensée critique menée en SVT en classe de 2de mais adaptable à d’autres niveaux et matières.

Lorsque l’on s’intéresse à l’éducation à l’esprit critique, le questionnement pédagogique qui nous aiguillonne en permanence est : comment passer de l’incantation rhétorique à la mise en pratique pédagogique ? L’interrogation qui succède immédiatement est : mais qu’est-ce que l’esprit critique ? La réponse est… qu’il n’y a pas de consensus ! Il existe plusieurs définitions, cependant, elles convergent vers des critères communs.

Tout d’abord, les trois composantes nécessaires pour la mise en œuvre d’une pensée critique1 :

  1. Posséder des connaissances spécifiques en lien avec le sujet traité, mais aussi des connaissances générales sur la représentation des connaissances (épistémologie, nature des sciences), sur le fonctionnement des médias, sur la logique argumentative, etc.
  2. Maitriser des compétences d’analyse critique.
  3. Être disposé à mobiliser ses compétences et ses connaissances au service de l’examen critique d’un objet épistémique (nouvelle information dans les médias, croyance populaire, opinion, etc.).
Un processus à mettre en œuvre

L’autre aspect qui fait consensus est que la pensée critique doit être vue avant tout comme un processus, d’investigation ou d’argumentation, qui doit être mis en œuvre afin de construire et exprimer son opinion, et ainsi prendre des décisions éclairées. Ce processus peut se voir comme le cheminement qui suit2.

Schéma décrivant le processus critique portant sur un objet, en quatre étapes : problématisation, investigation, évaluation, application (construction d’une opinion ou prise de décision).

Il existe en France deux synthèses présentant deux approches de l’éducation à l’esprit critique. La Synthèse sur les recherches actuelles autour de l’éducation à l’esprit critique de l’association ÉPhiScience, dont la focale est davantage portée sur le processus argumentatif (une nouvelle version devrait être mise en ligne sous peu !) et le rapport Éduquer à l’esprit critique du groupe de travail 8 (GT8) du CSEN (Conseil scientifique de l’Éducation nationale), qui est davantage axé sur l’investigation.

Dans cet article, c’est cette deuxième approche que je vais expliciter, l’investigation étant une dimension importante de l’enseignement des SVT (sciences de la vie et de la Terre).

Voici la définition proposée par le GT8 : « L’esprit critique est la capacité à ajuster son niveau de confiance de façon appropriée selon l’évaluation de la qualité des preuves à l’appui et de la fiabilité des sources. Ce processus doit se réaliser en vue de fonder son opinion, prendre une décision. »

Ici, la priorité est portée sur le processus d’évaluation de la qualité épistémique d’une information mettant en œuvre cinq compétences : évaluer la qualité des preuves, la fiabilité des sources, la qualité des arguments, la plausibilité de l’information et la fiabilité de son propre jugement.

Instaurer un esprit évaluatif

Prenons un exemple concret : une séance ou séquence explicitement portée sur l’esprit critique débute généralement par un contexte où les élèves sont mis en position de devoir évaluer la fiabilité d’une information. Il est important de diversifier les supports informationnels mais aussi la qualité des informations soumises. L’objectif n’est pas d’instaurer un esprit de défiance, mais bien un esprit évaluatif qui doit produire un jugement qui se positionne sur un continuum allant de la méfiance à une grande confiance, selon le contexte étudié.

En seconde, je propose aux élèves de lire cet article du journal Le Monde, « Des experts font le lien entre Gardasil et sclérose en plaques ». Ce titre résume la thèse de l’article qui établit un lien de cause à effet entre la vaccination et le développement de la sclérose en plaques (SEP), thèse qui constitue l’objet épistémique à évaluer.

S’ensuit alors une phase de questionnement, par l’intermédiaire d’un sondage numérique (avec un outil comme Wooclap ou Plickers), pour déterminer le niveau de confiance que les élèves accordent à cet article (questionner le « que croire ? ») et leur demander s’ils ou elles seraient disposés à se vacciner (questionner le « que faire ? »). Le sondage permet de m’assurer de recueillir l’avis de tous les élèves, tout en les plaçant dans un environnement sécurisé.

Fiable ou pas fiable ?

Ce jugement à priori, par l’émergence de la pluralité des opinions, permet d’initier la phase de problématisation grâce à une discussion réflexive sur la fiabilité de leur jugement (raisons qui

poussent chacun à adopter telle ou telle opinion, niveau de compétences et connaissances sur le sujet, etc.). Ce travail réflexif a pour objectif de développer l’humilité intellectuelle, disposition critique qui semble pouvoir favoriser la flexibilité intellectuelle, c’est-à-dire être prêt à modifier son jugement en fonction des informations en notre possession.

Tenant compte du fort enjeu de santé publique que revêt la thèse de cet article, cette délibération commune aboutit à la nécessité d’investiguer davantage pour améliorer les connaissances et utiliser des critères d’analyses plus sophistiqués, afin d’aboutir à une prise de décision plus éclairée.

Investigation, évaluation, application

C’est ici qu’interviennent les phases d’investigation, d’évaluation, puis d’application par la mise en œuvre du processus d’évaluation critique prôné par le GT8. Afin de le transposer à la classe, je propose de modéliser cette approche par le schéma suivant.

Schéma présentant le processus d’évaluation d’une information pour estimer sa fiabilité, sur cinq points : qualité des preuves, fiabilité des sources, qualité des arguments, plausibilité de l’information, fiabilité du jugement. Ces éléments permettent un jugement global de confiance.

  • Les + entre chaque critère indiquent ici que l’élève peut mobiliser un ou plusieurs critères pour réaliser une évaluation critique. Le nombre et la nature des critères mobilisés dépendent de ses compétences, de ses dispositions, du contexte (ressources disponibles en classe) et des choix pédagogiques des enseignants (en fonction de leurs objectifs et de leurs contraintes).
  • Lors d’une évaluation critique et en fonction du contexte, les différents critères peuvent se recouper. Par exemple, un élève peut évaluer la qualité d’un argument en prêtant attention à la pertinence d’un argument. Pour cela, il doit aussi évaluer la qualité des preuves qui justifient la qualité de l’argument en jeu.
  • La présence d’échelle sous chaque critère et sous le jugement global de confiance indique ici qu’il ne s’agit pas d’avoir une évaluation dichotomique vrai/faux mais une estimation plus fine permettant de prendre en compte la complexité des différents contextes.

J’utilise ce schéma en classe en poster, de la 2de à la terminale, afin d’expliciter le processus d’évaluation critique, avec pour objectif de développer au fur et à mesure l’autonomie des élèves.

Comparer les preuves

Dans la partie « processus » de l’approche, les élèves sont placés dans une position où ils doivent évaluer et comparer la qualité des preuves avancées par l’article à celles d’un corpus documentaire issu d’études scientifiques didactisées3.

Ici, l’argument de l’article ne peut être qualifié de pertinent que si la qualité des preuves qui justifient l’existence du lien de causalité entre vaccin et SEP est grande. Or, l’analyse des ressources montre que l’article n’évoque que le témoignage d’une famille et l’avis d’experts anonymes. Alors que les études scientifiques étudiées, sur des cohortes conséquentes, convergent vers la démonstration d’efficacité du vaccin et l’absence de corrélation entre celui-ci et l’apparition de la SEP.

À la fin de ce processus évaluatif, les élèves en viennent à conclure que l’article n’apporte pas de preuve pour justifier une accusation aussi grave, alors qu’il semble y avoir un consensus scientifique sur l’efficacité de cette vaccination avec un risque minime.

Changer d’opinion

Il est alors temps de revenir sur le questionnement initial et de sonder à nouveau leur jugement de confiance envers l’article, cette-fois ci après avoir mis en œuvre un processus d’évaluation critique, donc un jugement plus fiable qu’en début de séance. Le sondage alors réalisé mesurera explicitement leur niveau de confiance et son articulation avec leur intention d’action quant à la vaccination (les questions sont les mêmes qu’en début de cours).

S’ensuit à nouveau une discussion réflexive, portant sur les raisons du changement de jugement de confiance et d’intention d’action, discussion qui met en valeur la disposition de flexibilité intellectuelle, composante essentielle de la pensée critique. Ici, « garder la face » ne consiste pas à camper sur ses positions à tout prix, mais d’être capable de changer d’opinion face à des arguments convaincants.

Il est alors temps d’effectuer un bilan sur les connaissances acquises, les compétences développées et les dispositions travaillées. Et d’élargir sur la vigilance à avoir sur les informations liées aux questions scientifiques dans un contexte de controverse publique, comme cela a pu être le cas pendant la crise du covid, ou encore actuellement avec la crise climatique.

Christophe Adourian
Enseignant de SVT au lycée Thibaut-de-Champagne de Provins (Seine-et-Marne),
membre du groupe de travail 8 (GT8) « Éduquer à l’esprit critique » du CSEN

À lire également sur notre site
Regard critique sur l’esprit critique, par Laurent Reynaud
Douze conseils pour éduquer à l’esprit critique, par Sylvie Fromentelle
« L’esprit critique au cœur des enseignements », entretien avec Elena Pasquinelli


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Couverture du numéro 550 des Cahiers pédagogiques, Former l’esprit critique.


Notes
  1. Magali Fuchs-Gallezot et Manuel Bächtold, « L’esprit critique dans l’enseignement des sciences : quelles approches ? Quelles prises en charge par la recherche ? Quelles prises en charge scolaires ? », RDST 28, 2023. https://journals.openedition.org/rdst/5066.
  2. Voir aussi: « La structure tripartite de l’esprit critique », deuxième séance du cours Philosophie et esprit critique de Florian Cova et Céline Schöpfer, université de Genève, printemps 2024. https://youtu.be/ui-1GPKNSQc?si=i9m6ZI9MPAm3eHo1.
  3. Vaccins anti-HPV et risque de maladies auto-immunes : étude pharmacoépidémiologique, Rapport final de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) et de la CNAM (Caisse nationale de l’assurance maladie). https://www.snds.gouv.fr/download/Epidemio/rapport_final_ANSM_Cnamts_vaccins_anti_hpv_Septembre_2015.pdf.