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Regard critique sur l’esprit critique
« L’école doit développer l’esprit critique », voilà une ambition éducative qui fait consensus. Depuis les textes officiels des programmes jusqu’aux discussions informelles des salles des profs, en passant par les représentations de l’école que peuvent avoir les parents, tout le monde semble être d’accord : enseigner l’esprit critique à l’école, c’est important.
Comme souvent face à l’évidence qui s’impose, il est utile de faire un pas de côté pour réinterroger cette notion, et finalement mieux s’en saisir.
Ce pas de côté, je l’ai fait en mai 2023 en préparant un atelier sur l’esprit critique pour les Rencontres d’été du CRAP-Cahiers pédagogiques.
La première partie de cet atelier devait s’attarder à définir le sujet. Premier flou face à l’évidence : « C’est quoi au juste l’esprit critique ? » Bien sûr, des mots viennent assez facilement en tête : argumenter, critiquer, douter, incrédulité, scepticisme, etc. Très vite, ils s’estompent au profit de questions : « Faut-il vraiment douter de tout, tout le temps, pour faire preuve d’esprit critique ? » « Apprendre à argumenter une idée, est-ce de l’esprit critique ou de l’entrainement à la persuasion ? » « L’école peut-elle à la fois développer l’esprit critique et entretenir la croyance au père Noël dans le premier degré ? »
Il apparait alors nécessaire de resserrer le périmètre de cet enseignement pour sortir de la simple injonction à enseigner l’esprit critique, qui s’avère bien souvent inopérante. Les travaux d’Elena Pasquinelli proposent de définir l’esprit critique comme la capacité à évaluer informations, sources et contenus à notre disposition afin de calibrer notre confiance et de faire confiance à bon escient pour construire une opinion éclairée et prendre des décisions fondées1.
Ainsi, dans le cadre de cette définition, enseigner l’esprit critique revient à faire prendre conscience aux élèves qu’une information se positionne sur un degré de confiance, et que ce positionnement peut évoluer en fonction des sources, des recoupements et de certains biais cognitifs.
Fort de cet éclairage, un second flou survient : « Comment s’y prendre concrètement dans la classe ? »
Pensant former à l’esprit critique, je proposais quelquefois à mes élèves une séance méthodologique pour apprendre à décortiquer une information, par exemple en s’attachant à identifier la source d’un document. D’autres fois, je prenais du temps pour étudier certaines théories du complot, comme celles qui contestent que la Terre est ronde ou que les Hommes sont allés sur la Lune.
Finalement, ces séances avaient l’inconvénient de prendre beaucoup de temps sur ma programmation sans pour autant aider les élèves à acquérir des réflexes pérennes en lien avec l’esprit critique. C’est en me référant à une définition plus axée sur une évaluation du degré de confiance que j’ai pu explorer un autre horizon de pratiques.
Je propose désormais plus régulièrement des petits temps d’esprit critique de cinq à quinze minutes par séance. Il s’agit de « petites graines d’esprit critique », pour reprendre les mots de Christophe Adourian, un collègue professeur de SVT dans l’académie de Créteil. Concrètement, c’est un temps dédié en début ou fin d’activité pour permettre aux élèves de positionner leur degré de confiance sur une information, et de faire ensuite évoluer ce positionnement en partageant les avis avec des pairs, ou en mobilisant ce qu’ils ont appris à l’occasion d’une activité ou d’un document.
Bien sûr, le changement de positionnement ne se fait pas toujours, ou alors il ne se fait pas dans le sens qu’on espère, mais les élèves adoptent progressivement le réflexe d’émettre un avis de confiance. Ils prennent aussi conscience qu’un degré de confiance peut évoluer, et qu’on ne « perd pas la face » en changeant d’avis si les données nous y incitent. La flexibilité intellectuelle est peut-être une vertu du penseur critique.
En partageant une « graine critique » en construction à Christophe Adourian pour avoir son avis, j’ai rajouté une intention à ces activités. D’après lui, il est nécessaire de coupler la réflexion sur le degré de confiance avec un pouvoir d’agir de l’élève. Si l’élève positionne son degré de confiance, c’est finalement pour l’engager dans une prise de décision le concernant.
Dès lors, tous ces temps d’activité se terminent par une question qui amène les élèves à une introspection pour qu’ils se positionnent aussi sur une décision concrète à prendre. Mais est-ce toujours possible de prendre une décision individuelle ? C’est souvent une manière de formuler l’activité qui le permet. Je partage donc trois modestes « graines critiques » sur le modèle de ce que j’expérimente en classe.
En classe de seconde, je commence l’année par la partie du programme des SVT sur les maladies infectieuses. Comme pour chaque chapitre, c’est l’occasion de distiller des graines d’esprit critique de cinq à vingt minutes chacune. En voici trois exemples avec toujours un positionnement de confiance sur un curseur.
Au début de la séance sur les termes épidémie, endémie et pandémie, je propose un travail en groupe de type 2/4/22. En résumé, chaque élève est amené individuellement à proposer une définition de ces termes à l’écrit pendant deux minutes. Je leur demande ensuite d’indiquer leur degré de confiance en leurs propres réponses en utilisant un curseur.
Par la suite, les élèves sont en groupes de trois pendant quatre à cinq minutes. Ils partagent et confrontent leurs avis. Je leur demande à nouveau de positionner un degré de confiance sur leurs réponses initiales. Ici, le travail en groupe vise l’émergence d’un conflit sociocognitif susceptible de générer du doute individuel. Je fais alors l’hypothèse que les degrés de confiance diminuent, peu importe où ils étaient positionnés.
Pour finir, j’essaye de partager le conflit sociocognitif à l’échelle de la classe pendant deux minutes en reprenant des avis d’élèves pour optimiser la diffusion du conflit cognitif. À nouveau, les élèves positionnent leur avis de confiance sur leurs réponses du début. Ainsi, on passe de la certitude à l’incertitude souhaitée, qui peut déboucher sur une envie de savoir.
La prise de décision, couplée à ce positionnement de confiance, est ensuite souvent amenée à l’oral par des questions que je pose en me rendant derrière le bureau : « C’est bon ? C’est clair pour tout le monde ? On peut passer à autre chose? » Il est assez fréquent qu’avant de me retourner face à eux, des voix s’élèvent : « Non, non. Qui a raison du coup ? » « C’est quoi la bonne réponse ? »
À la fin de la séance sur la prophylaxie et les gestes barrières, je demande aux élèves de faire une recherche documentaire chez eux pour réactiver et transférer ce qui vient d’être appris. Il s’agit de compléter un tableau en trouvant trois maladies infectieuses. Pour chacune d’entre elles, ils doivent faire des recherches pour identifier quel est l’agent pathogène responsable et la prophylaxie souhaitable.
La dernière colonne demande aux élèves de renseigner les sources utilisées et leur degré de confiance dans ces sources, toujours au moyen d’un curseur. La prise de décision est amenée par une question qui suit la complétion du tableau : « Que pensez-vous de ces méthodes préventives, les utiliseriez-vous ? »
À la fin du chapitre, on prend vingt minutes après l’évaluation sommative pour faire une autre activité de graine critique. J’ai construit cette activité avec Aurélie Privé, collègue de SVT et adhérente au CRAP-Cahiers pédagogiques, lors de l’atelier des Rencontres cité ci-dessus.
Il s’agit d’une mise en situation où un individu a des symptômes grippaux et se retrouve face à trois personnes qui émettent des recommandations : ne rien faire, prendre des comprimés d’oscillococcinum (traitement homéopathique) ou prendre du foie et du cœur de canard. Les élèves doivent d’abord individuellement positionner un degré de confiance sous chacun des trois conseils.
La moitié des binômes ont une fiche d’activité sur laquelle est ajouté le statut « médecin » sous la personne qui formule la recommandation « ne rien faire ». La comparaison par binôme montre aux élèves que le degré de confiance est supérieur chez les élèves qui ont cette indication. Cette différence permet de discuter du biais d’autorité qui influence l’évaluation de confiance. Les élèves peuvent ensuite, s’ils le souhaitent, modifier leur positionnement sur le curseur.
Par la suite, je distribue la notice de l’oscillococcinum où il est indiqué que les comprimés sont composés de foie et de cœur de canard dilués. Suite à cette prise d’information, ils peuvent modifier leur degré de confiance. Souvent, ils alignent leur degré de confiance entre les deux personnes qui conseillent l’oscillococcinum et les organes de canards, soit dans un sens, soit dans l’autre. Ils ont ensuite un podcast qui renseigne sur la méthode de dilution et, suite à l’écoute, ils modifient ou non leur degré de confiance.
Enfin, pour finir sur une décision personnelle plus engageante, ils sont invités à indiquer quelle recommandation ils suivraient s’ils se retrouvaient dans cette situation. Une discussion finalise cette activité en précisant bien qu’il ne s’agit pas d’être pour ou contre l’homéopathie. J’évoque par exemple l’effet placébo. Je leur pose enfin la question : « À votre avis, qu’est-ce qu’on a fait avec cette activité ? » Les réponses fusent : « On a souvent changé d’avis » ; « On a fait varier notre confiance » : « On a cherché à mieux faire confiance », etc.
Ce cheminement pédagogique se trace au fil des rencontres, dans une démarche collective. Il se termine par des essais en classe qui ne demandent qu’à être soumis à l’esprit critique de chacun. Si on peut outiller les élèves pour développer leur esprit critique, il semble tout aussi nécessaire d’apprendre à détecter les situations où l’exercer.
Face au flux continu d’information, il est parfois bien difficile de faire preuve d’esprit critique en permanence. Dès lors, quand devons-nous activer notre vigilance permettant de prendre du temps et de la distance pour exercer son esprit critique au bon endroit ? Cela revient sans doute à baliser une ligne de crête entre le précipice du scepticisme généralisé d’un côté et l’abime de la confiance aveugle de l’autre.
Sur notre librairie :
N° 550 – Former l’esprit critique
Notes
- Elena Pasquinelli et Gérald Bronner, « Éduquer à l’esprit critique. Bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation », rapport du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, 2021. Lire cet entretien avec Elena Pasquinelli sur notre site : https://www.cahiers-pedagogiques.com/lesprit-critique-au-coeur-des-enseignements/
- Voir le chapitre 3 de mon livre Faire collectif pour apprendre.