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L’esprit critique au cœur des enseignements
À une époque saturée par les informations (vraies ou fausses) et par des études scientifiques qui n’en ont parfois que le nom, il est urgent d’armer chaque futur citoyen et citoyenne d’un esprit critique affuté. Le groupe de travail Développer l’esprit critique du Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN) a le souci d’outiller les enseignants pour éduquer à l’esprit critique et vient de publier un rapport intitulé > « Éduquer à l’esprit critique : bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation ». Entretien avec Elena Pasquinelli, philosophe des sciences, coresponsable du rapport avec Gérald Bronner.
Comment a été élaboré ce rapport ?
Le Conseil scientifique de l’Éducation nationale est organisé en groupes de travail, chacun développant une thématique en particulier. En 2019, a été constitué un groupe de réflexion spécifiquement dédié à l’éducation à l’esprit critique. L’exercice de l’esprit critique est fondamental pour pouvoir appuyer ses choix, opinions, décisions sur l’immense patrimoine de connaissances disponibles. La capacité à faire le tri dans l’information disponible et ainsi à identifier les sources qui méritent notre confiance et les contenus les plus fiables a une grande valeur pour le citoyen dans le cadre de sociétés dites « de la connaissance ». Assurer que tous les enfants et adolescents développent les outils les plus adaptés à cet exercice est un privilège (et un devoir) de l’école. Mais comment faire ? Quelles stratégies sauraient être les plus efficaces pour atteindre cet objectif ? Quelles contraintes faut-il prendre en considération, qui soient propres au développement cognitif des enfants, aux conditions de l’apprentissage, aux conditions réelles de l’école, de l’enseignement et du contexte social ?
Pour chercher à répondre à ces interrogations, notre groupe de travail a choisi de s’appuyer sur l’expertise de chercheurs dans les domaines du raisonnement, de la prise de décision, du développement cognitif de l’enfant, de la circulation des idées et des croyances, des médias, d’inspecteurs de l’Éducation nationale, du Clemi (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information), du réseau Canopé (Réseau de création et d’accompagnement pédagogiques), de membres de directions du ministère et d’un grand nombre de professeurs des écoles, collèges, lycées qui ont donné de leur temps pour se creuser la tête autour de ces questions. Nous avons ainsi pu compter sur des réseaux d’enseignants qui, depuis des années, produisent des ressources pédagogiques et de formation, avec une représentativité importante de professeurs de sciences, mais en faisant très attention à interroger, à consulter et à s’appuyer sur toutes les matières scolaires et sur les experts que sont les professeurs documentalistes. Le groupe de travail a pu aussi exploiter un rapport élaboré dans le cadre d’une recherche financée par l’ANR (Agence nationale de la recherche), ce qui nous a donné un cadre théorique de référence.
Il y a beaucoup de rapports qui restent lettre morte. Quel espoir raisonnable peut-on avoir de mise en œuvre de celui-ci ?
Rassurez-vous : le rapport contient des indications pratiques, des suggestions pour la mise en place d’un nombre restreint de critères au sein de ses cours. S’y ajoute une banque d’activités de classe, exemplaires des indications énoncées, qui seront bientôt mises en ligne pour accompagner de façon encore plus directe les enseignants. Nous sommes partis du principe que toute formation professionnelle devrait aussi mettre à disposition des enseignants des ressources pratiques, si possible clés en main, pour une traduction immédiate dans la classe ; ressources que l’enseignant expert saura personnaliser et adapter, et qui permettront à l’enseignant qui entre dans le métier de se rassurer, de faire des essais à partir d’une base déjà préparée. Nous avons aussi recensé des questions, des doutes, et identifié des pratiques qui peuvent au final mettre l’enseignant et l’élève en difficulté. Nous avons cherché à traiter ces éléments dans le rapport.
Cependant, on pourrait être surpris de voir aussi beaucoup de théorie dans un rapport qui se veut opérationnel. Elle prend la forme d’une définition de l’esprit critique, d’une discussion approfondie des bases cognitives de l’élève, d’une analyse des stratégies les plus prometteuses pour que l’éducation à l’esprit critique donne ses fruits dans la vie quotidienne de l’élève.
Nous sommes arrivés à la conclusion que l’éducation à l’esprit critique ne peut pas se résoudre à un ou même à plusieurs « cours d’esprit critique ». On ne peut donc pas tout simplement dire « voici des activités, des bonnes pratiques, emparez-vous en ! ». Éduquer à l’esprit critique demande un changement petit, mais constant et profond, dans la pratique d’enseignement. Il demande de prêter attention à certains critères qui vont permettre à l’élève de mieux évaluer les informations à sa disposition : face à un contenu, savoir en jauger la crédibilité, la pertinence dans un argument, la qualité des preuves à l’appui ; face à une source, se poser la question de son expertise, de ses éventuels intérêts cachés, de la convergence entre sources différentes et fiables.
Quel est le rôle de l’enseignant, concrètement ?
L’enseignant, dans la matière qui est la sienne ou dans l’enseignement du jour, devra être capable de mettre ces critères en évidence pour l’élève, inviter ce dernier à les pratiquer, à les verbaliser de façon explicite et à les réemployer dans des contextes différents.
Pour arriver à faire cela au sein de ses heures de cours (sans ajouter une heure de cours supplémentaire et encore moins une matière ou un enseignement de plus dans les programmes), il est nécessaire que l’enseignant s’imprègne de la théorie autant que de la pratique. Le professeur (de l’école maternelle à l’université) est avant tout un intellectuel, avide de développer ses connaissances et ses compétences. Mais un rapport ne suffira certes pas à nourrir la soif de l’enseignant !
C’est pour cette raison que notre groupe de travail entre maintenant dans une nouvelle phase d’activité. Nous proposons de créer des outils de formation à diffuser ensuite à travers les Inspé (Institut national supérieur du professorat et de l’éducation) et les formations académiques. Certains enseignants ont des décharges en lien avec leur expertise dans la formation de l’esprit critique. Ils pourront donc être ambassadeurs auprès de leurs collègues, accompagnateurs des ressources auprès des enseignants, sans oublier l’inspectorat.
Faut-il évaluer l’esprit critique ? Si oui, comment ?
Nous travaillons en outre avec la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance ), pour que l’esprit critique fasse partie des évaluations nationales. Non pas parce qu’il faut tout évaluer et à tout prix, mais parce que ce qui est évalué est aussi plus facilement perçu comme ayant sa place dans l’enseignement. L’enseignant qui craignait ne pas répondre aux contenus des programmes en dédiant quelques minutes par cours à l’éducation de l’esprit critique se verrait ainsi rassuré ! Évaluer au niveau national permettrait en outre de mettre en avant les compétences de l’esprit critique de manière plus claire et de lever certaines ambigüités qui entourent ce terme.
Vous aurez donc compris qu’il s’agit d’une stratégie à plusieurs niveaux mais aussi sur le long terme. Nous sommes convaincus que l’objectif vaut ces multiples efforts. Nous ne pouvons y parvenir que si les enseignants (ceux qui nous lisent grâce à votre belle revue, par exemple) nous accompagnent avec leurs suggestions et contributions !
Entretien avec Elena Pasquinelli
Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk
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