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Éduquer à l’esprit critique : une approche collective par l’argumentation en SVT (première partie)
Comment développer l’esprit critique des élèves face aux questions socioscientifiques, où le désaccord ne porte pas sur ce qu’il faut croire, mais sur ce qu’il faut faire ? En s’appuyant sur un dispositif d’argumentation structurée en « diagrammes en V », une expérience menée en SVT dans le cadre du programme Profs-Chercheurs montre comment le débat contradictoire peut devenir un levier d’ouverture d’esprit, d’humilité intellectuelle et de réflexivité afin de prendre des décisions pour le bien commun.Dans mon précédent article pour les Cahiers pédagogiques, j’ai présenté l’approche d’éducation à l’esprit critique par l’investigation développée dans le cadre du groupe de travail « Éduquer à l’esprit critique » du CSEN (Conseil scientifique de l’Éducation nationale). Avec cette approche, il est possible d’arriver à un point d’accord assez consensuel sur un objet épistémique bien circonscrit (information, affirmation, etc.).
Par exemple, dans un cours de SVT, on peut soumettre les élèves à cet article en ligne de National Geographic « Manger deux fois moins de viande améliorerait significativement notre bilan carbone ». L’évaluation des arguments et des preuves apportées permettent de valider cette assertion et l’intégrer dans son système de connaissance.
Cependant, qu’en est-il pour des sujets bien plus complexes comme les questions socioscientifiques (QSS) ? À savoir, des sujets de société qui mettent en jeu des sciences ou technologies actuelles ou émergentes.
Par exemple, dans le contexte d’un cours sur les décisions à prendre pour agir efficacement vers une atténuation des émissions de gaz à effet de serre (GES), j’ai proposé un sondage inspiré d’une tentative de réforme des menus des cantines scolaires de la ville de Grenoble : « Il y a un consensus scientifique pour dire que végétaliser notre alimentation est un levier d’atténuation du réchauffement climatique. En conséquence, doit-on rendre obligatoire les repas végétariens en restauration scolaire pour atténuer les émissions de GES ? »
Le résultat du sondage a mis en évidence un désaccord entre les élèves dans cette situation proche de ce que l’on pourrait vivre dans notre vie quotidienne. Ce désaccord ne concerne pas le « quoi croire ? », mais le « quoi faire ? ».
Dès lors, comment construire une réflexion commune dans le cadre d’un désaccord entre pairs épistémiques (ici, les élèves) autour d’une QSS ?
Ce problème pédagogique est accentué par d’autres constats issus du baromètre de l’esprit critique 2025 d’Universcience. Il met en évidence que 64 % des 18-24 ans préfèrent échanger avec des personnes qui partagent leur opinion, ce qui serait un signe d’un manque d’ouverture d’esprit à de nouvelles perspectives, disposition pourtant importante pour mener un processus critique. Par ailleurs, 60 % des 15-24 ans persistent dans leurs arguments sans être sûrs de leur solidité.
Ce dernier point conforte l’idée que nous serions toutes et tous influencés par le biais de l’autoconfirmation : nous sommes bien meilleurs pour critiquer les arguments d’autrui, que pour évaluer et critiquer nos propres arguments ou ceux qui sont en conformité avec notre point de vue initial.
Ce manque de réflexivité constitue un biais qui renforce l’opinion à priori d’un penseur solitaire ou de personnes partageant le même point de vue. Cependant, il semble être bénéfique dans un contexte de raisonnement coopératif poussant les élèves à interagir à travers une argumentation contradictoire collective.
Savoir que l’on va argumenter face à un interlocuteur ou une interlocutrice qui sera très vigilant sur la qualité de nos arguments pousse à évaluer ceux-ci de manière réflexive et à s’autocorriger pour les améliorer. Or, cette pensée réflexive autocorrectrice est une disposition essentielle de l’esprit critique.
C’est sur la base de cette analyse, qu’avec Nathanaël Jeune (dit Pleen), chercheur en sciences de l’éducation et auteur principal de la ressource Éduquer aux approches critiques, nous avons travaillé sur un projet pédagogique, au sein du programme Profs-Chercheurs, plateforme qui met en relation des enseignants et chercheurs afin de mettre en pratique en classe les données issues de la littérature scientifique, puis de les tester à travers des actions pédagogiques concrètes.
Notre travail vise à développer les compétences et dispositions argumentatives critiques des élèves à l’oral sur des questions socioscientifiques. Nous avons ainsi élaboré et testé un dispositif pédagogique consistant à utiliser des diagrammes d’arguments en V avec des questions critiques.
Il s’agit de débattre par petits groupes (binômes, trinômes) dans la situation d’un désaccord en lien avec une décision à prendre sur « ce qu’il faudrait faire » en réponse à une QSS. Ce débat est structuré par un support matériel, un diagramme en V qui peut prendre la forme suivante :

Ce diagramme peut être transcrit sur un tableau mural, ou imprimé en format A3. Au centre en haut, les élèves inscrivent la QSS débattue. Sur les côtés, ils notent les arguments convoqués à l’oral pour la défense du point de vue contradictoire (les élèves « pour » doivent noter les arguments des élèves « contre » et vice-versa).
La gestion du temps du débat est régulée pour que les échanges soient équilibrés (trois à quatre rotations de deux minutes de parole successive pour les « pour » et pour les « contre »).
C’est dans cette phase que l’on retrouve la dimension intégrative de l’argumentation. Les élèves sont contraints de prendre en compte les contrarguments, les réfutations à leurs arguments mais aussi les potentielles contradictions de valeurs. Cela favorise le travail sur les dispositions critiques telles que l’ouverture au point de vue d’autrui qui, nous l’avons vu, semble faire défaut selon le baromètre de l’esprit critique, mais aussi la réflexivité et l’humilité intellectuelle.
Cependant, une ouverture d’esprit non soumise à des critères d’évaluation méthodique pourrait favoriser une forme de relativisme intellectuel. Il ne s’agit donc pas de se contenter de débattre uniquement pour s’écouter avec bienveillance et parler librement. Ce débat est avant tout un moyen de mettre en œuvre un processus de prise de décision qui va dans le sens du bien commun.
Cette dimension critique se manifeste tout d’abord de manière implicite lors de la phase contradictoire du débat qui pousse à améliorer la qualité de ses arguments, mais surtout de manière explicite dans un temps prolongeant ce débat.
En effet, au centre en bas du diagramme, est indiqué l’objectif final du débat, la phase d’évaluation pour déterminer si l’un des deux argumentaires est plus robuste que l’autre, s’il existe un compromis, ou s’il faut rechercher une piste alternative. On passe alors à une délibération collaborative où les deux groupes d’élèves qui ont débattu doivent soumettre les deux argumentaires à une liste de questions critiques pour évaluer la qualité, la pertinence et l’acceptabilité des différents arguments, mais aussi les couts et bénéfices qu’impliqueraient les actions que proposent les deux points de vue.
En début de cette séquence pédagogique, je rappelle régulièrement que l’objectif n’est pas de convaincre absolument son interlocuteur ou son interlocutrice, mais de défendre son point de vue tout en accueillant et évaluant les arguments opposés et que changer d’opinion face à des arguments convaincants, ce n’est pas perdre la face mais faire preuve d’ouverture d’esprit « critique » !
Et cela, tout en veillant à faire preuve de prudence épistémique quant aux conclusions qui seront prises collectivement, étant donné l’incertitude inhérente à la complexité des QSS. De plus, le jugement émis pourra évoluer sur un temps long au gré des nouvelles informations et autres connaissances acquises ultérieurement.
Suite et fin de l’expérimentation dans la suite de cet article !
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