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Est-ce que les ateliers de fluence sont efficaces ? (épisode 4)

Goigoux

GoigouxL’efficacité des entrainements à la fluence en lecture reste à prouver scientifiquement. Dans ce quatrième et dernier épisode sur la rôle et la place de la fluence dans l’enseignement de la lecture, Roland Goigoux plaide pour  la réintroduction de la didactique et d’une pédagogie de la compréhension dans cet enseignement.

En France, une seule recherche de grande ampleur (vingt-et-un collèges de quatre académies) a été conduite en respectant les exigences méthodologiques[1] proposées par le Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN). Cette expérimentation, réalisée à l’initiative du ministère de l’Éducation nationale (MEN), avait notamment pour objectif de mesurer l’efficacité d’ateliers de remédiation en fluence (douze séances de cinquante-cinq minutes) enrichis d’un entrainement aux inférences dans une logique modulaire (vingt-quatre séances de cinquante-cinq minutes). Les résultats communiqués en 2020[2] sont clairs : il n’y a aucune différence entre les élèves entrainés et ceux qui ne le sont pas. L’étude, dirigée par plusieurs membres du CSEN, qui en étaient aussi les promoteurs, montre que le dispositif est inefficace, même si les personnels interrogés (principaux et enseignants) affichent une relative satisfaction.

Mensonge

Deux ans plus tôt, alors que l’expérimentation était en cours, Jean-Michel Blanquer prétendait pourtant le contraire en évoquant des preuves scientifiques[3] dans son ouvrage L’école de la confiance[4] : « L’expérience a montré son efficacité, notamment par des progrès incontestables chez les élèves faibles lecteurs : nous la retenons donc et la proposerons à tous les élèves qui en ont besoin. » En d’autres termes, il justifiait sa politique d’aide personnalisée au collège par un mensonge qu’aucun journaliste n’a relevé et qu’aucun chercheur n’a dénoncé.

Quant aux promoteurs de l’expérience, plutôt que de remettre en cause les cibles et les modalités de l’intervention, ils ont incriminé le fonctionnement des collèges et le travail des enseignants, d’autant plus responsables qu’ils avaient bénéficié d’une formation spécifique. Ils ont conclu à la nécessité de mettre en place un soutien et un accompagnement supplémentaires pour diffuser les outils sans s’interroger sur leur pertinence. Leurs collègues étrangers qui constatent partout le même résultat – l’échec répété des généralisations à grande échelle de dispositifs testés en condition expérimentale – s’engagent dans la même fuite en avant.

Certains, de plus, plaident en faveur d’une individualisation croissante des interventions pédagogiques. Ils reprochent aux professeurs d’appliquer des « protocoles standards[5] » sans discernement, c’est-à-dire d’agir de la même manière avec tous les élèves. La seule issue qu’ils envisagent est un enseignement individualisé, ajusté aux besoins particuliers de chaque élève. Fini le prêt-à-porter, même avec un choix de tailles compris entre le S et le XXL, la nouvelle mode est au sur-mesure, joliment appelé « pratique de l’éducation de précision »[6]. En d’autres termes, les chercheurs en psychologie cognitive, devenus les principaux conseillers des gouvernants en matière d’enseignement, transposent à l’école un modèle médical fondé sur la remédiation individuelle, aux antipodes d’un enseignement collectif. Ils souhaitent « développer et tester les moyens de sélectionner des interventions plus précises pour chaque élève afin d’améliorer les résultats et d’éviter le gaspillage éducatif, les effets iatrogènes potentiels et les effets contreproductifs »[7]. Cette volonté d’éradiquer les effets iatrogènes de l’enseignement, c’est-à-dire les effets indésirables provoqués par le traitement lui-même (l’intervention pédagogique s’apparentant à un acte médical), augure mal l’action future des cognitivistes s’ils demeurent à ce point ignorants de la culture professionnelle des enseignants et des conditions d’exercice de leur métier.

Le CSEN ferait bien de s’inspirer des conclusions des chercheures les plus reconnues et les plus avancées dans ce domaine[8] : la « science de la lecture » est vouée à l’échec sans la prise en compte de la didactique, « science de l’enseignement de la lecture ». « La science de la lecture met en évidence les compétences que les élèves doivent développer et éclaire ainsi les types d’apprentissages qui peuvent être nécessaires, mais elle ne spécifie pas la manière dont ils devraient être façonnés : ce qui doit précisément être enseigné, avec quelle intensité ou fréquence, dans quelle combinaison, ou avec quelles composantes supplémentaires conçues pour assurer l’engagement des élèves et leur motivation. »[9]

Est-ce que ça marche à l’étranger ?

Les entrainements consacrés exclusivement à la fluence ne connaissent guère plus de succès lorsqu’ils ne relèvent pas d’expérimentations orchestrées par les chercheurs et qu’ils sont mis en œuvre dans des conditions ordinaires d’enseignement. Quand les faibles décodeurs s’entrainent à automatiser le déchiffrage, ils accroissent leur vitesse de lecture sans que la qualité de leur compréhension s’en trouve nécessairement améliorée[10]. Les évaluations menées par les chercheurs portent essentiellement sur des dispositifs expérimentaux de lectures répétées, le plus souvent en petits groupes d’élèves avec un objectif de remédiation des difficultés. Dans ce cas, elles sont positives[11], surtout à l’école élémentaire[12], mais l’efficacité des dispositifs est très variable selon les modalités de remédiation retenues.

Il est indispensable, par exemple, que les lectures oralisées soient accompagnées de retours d’informations immédiats pour aider les élèves à corriger leurs erreurs[13], ce qui implique la constitution de tout petits groupes et la présence de l’enseignant. Celui-ci doit ainsi délaisser le reste de la classe si l’intervention n’est pas située en dehors du temps scolaire commun. En général, la vitesse et la précision de la lecture à haute voix augmentent mais le transfert vers la compréhension de textes nouveaux est beaucoup plus rare[14]. Ceci tient au fait que les entrainements affectent surtout les microtraitements de la compréhension (traitements syntaxiques au niveau de la phrase, par exemple), mais peu les macrotraitements plus dépendants des connaissances préalables du lecteur et de ses stratégies de compréhension[15]. Certaines études montrent qu’une majorité d’élèves faibles en compréhension au cycle 3 reconnaissent les mots isolés aussi vite que leurs camarades mais sont moins rapides lorsqu’on mesure leur vitesse de lecture en contexte[16]. Il semble donc que le déficit d’automatisation s’observe surtout quand ils doivent opérer le traitement sémantique d’une suite de mots, ce qui pénalise à la fois la vitesse de décodage et la compréhension.

Une synthèse scientifique récente[17] confirme que les dispositifs de lecture répétée restent omniprésents[18] à l’école (plus de 85 %) et qu’ils visent l’amélioration de la vitesse, mais pas celle de la prosodie. L’ampleur des effets sur les compétences entrainées est variable selon les modalités et les publics, mais elle est très faible lorsque l’évaluation porte sur la compréhension de textes nouveaux à partir du CE2. Les interventions les plus efficaces pour améliorer le décodage sont menées en tête à tête, avec un guidage très serré, auprès d’élèves en grande difficultés de fluence (déficit ORF pour Oral Reading Fluency). Elles sont intensives (par exemple, quarante-cinq minutes d’interventions quotidiennes supplémentaires, avec deux ou trois élèves, tout au long de l’année scolaire) et visent simultanément plusieurs composantes de la lecture[19].

Les exigences de la mise en œuvre de ce type de dispositif laissent deviner les raisons de son insuccès à l’école. D’autant plus que l’efficacité de ces lectures répétées ne semble guère supérieure à celle des dispositifs qui permettent aux élèves d’accroitre leur quantité de lecture[20].

Consensus

Un consensus scientifique existe : tous les chercheurs s’accordent pour reconnaitre l’influence de la qualité du décodage des mots sur la compréhension des textes. Insuffisamment automatisé, le décodage représente une opération couteuse qui prive les élèves d’une part de leurs ressources attentionnelles au détriment des traitements cognitifs de haut niveau permettant l’accès au sens. Bien que les conversions graphophonologiques soient maîtrisées par 95 % des élèves à la fin de l’école élémentaire, le décodage reste une opération trop lente pour un certain nombre d’entre eux. C’est pourquoi toute intervention orientée vers l’amélioration de la compréhension doit inclure un volet visant l’automatisation des procédures d’identification des mots.

Malheureusement, depuis cinq ans, le MEN a concentré tous ses efforts sur cet unique volet, délaissant la pédagogie de la compréhension. Poursuivant la croisade amorcée au CP avec l’imposition d’une méthode syllabique radicale, il renforce sans cesse l’enseignement du déchiffrage[21] pour faire croire à l’opinion publique que la faiblesse de celui-ci est la seule cause des problèmes de compréhension en lecture que les évaluations internationales viennent rappeler.

La fluence est ainsi devenue l’emblème de la politique ministérielle de la lecture, rejetant les dimensions intellectuelles, sociales et culturelles de cet apprentissage pour se cantonner aux mécanismes cognitifs de bas niveau, facilement modélisables et calculables. Elle est à présent l’étendard de la rationalité pédagogique chère au ministre, celle d’une éducation fondée sur la mesure, d’une pédagogie pilotée par l’évaluation et celle d’une individualisation de l’enseignement transposée de la médecine.

Roland Goigoux
Professeur des universités en sciences de l’éducation
à l’université Clermont-Auvergne
[Les notes de cet article sont à consulter dans ce document : Notes et bibliographie – Roland Goigoux -Fluence]

À lire également sur notre site :

Lecture : un engouement pour la fluence (épisode 1), par Roland Goigoux
Qu’est-ce que l’Éducation nationale appelle fluence ? (épisode 2), par Roland Goigoux
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