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Les ateliers d’entrainement à la fluence (épisode 3)

Goigoux

Goigoux

En privilégiant les lectures répétées pour entrainer les élèves à la fluence, on risque, faute de temps, de passer à côté d’autres dimensions de cet apprentissage. Roland Goigoux propose des pratiques alternatives dans ce troisième épisode d’une série de quatre articles consacrée à la place de la fluence dans l’apprentissage de la lecture en France.

Le ministère de l’Éducation nationale a multiplié les injonctions adressées aux enseignants des cycles 2 et 3 pour qu’ils organisent une remédiation destinée aux élèves dont les scores de « fluence » (réduite à deux dimensions) aux évaluations nationales de CP sont jugés trop faibles (voir l’épisode 1, Lecture : un engouement pour la fluence). Fidèle à sa doctrine du couplage diagnostique / remédiation[1], il les incite à établir un parallèle étroit entre les tests d’évaluation et les ateliers d’entrainement à organiser. Il valorise les programmes visant l’automatisation de l’identification des mots par des activités de lectures répétées (ou « RR » : Repeated Reading) expérimentées en Amérique du nord il y a quarante ans et popularisées en France il y a quinze ans par l’équipe de Michel Zorman[2] sous le nom d’ « ateliers d’entrainement à la fluence ». Réalisés par petits groupes d’élèves supervisés par le professeur, ils se multiplient dans nos écoles[3], le plus souvent selon le déroulement préconisé par l’équipe de Zorman :

  • présentation des objectifs de la séance,

  • première lecture à haute voix par le professeur et explication du sens du texte (plus préparation du décodage de certains mots),

  • lectures individuelles à haute voix, à tour de rôle, d’un court extrait de texte dont l’intérêt narratif est subalterne,

  • explicitation des erreurs par les autres élèves et/ou le professeur après chaque lecture,

  • prise de conscience des progrès de chacun,

  • réitération : chaque texte est lu trois à quatre fois par séance, trois séances par semaine, pendant deux à quatre mois.

Un succès mais des conséquences fâcheuses

Ces ateliers remportent un certain succès chez les enseignants parce qu’ils sont rapides à préparer, simples à mettre en œuvre et que les progrès sont facilement évaluables. Le nombre de mots lus en une minute s’accroit grâce aux lectures répétées d’un même texte, ce qui encourage les élèves à persévérer et entretient une certaine motivation même si le transfert de compétences vers d’autres textes est plus incertain.

L’engouement pour ces ateliers a malheureusement des conséquences fâcheuses : dans certaines classes, ils accaparent le temps consacré à l’enseignement de la lecture, au détriment des autres activités, notamment celles qui visent à développer les compétences de compréhension des textes écrits : le vocabulaire, les connecteurs, le travail sur l’implicite et les inférences, les organisateurs textuels… Chacun sait, en effet, que le temps est la principale ressource mais aussi la principale contrainte de l’enseignant, et qu’il n’est pas extensible. Lorsqu’on ajoute de nouvelles activités, il faut bien en supprimer d’autres.

Les promoteurs des innovations se soucient rarement de définir lesquelles peuvent l’être sans dommage pour les apprentissages des élèves, ce qui conduit souvent à perdre d’un côté ce que l’on a gagné de l’autre. Les évaluations ne portent généralement que sur les compétences enseignées, ce qui permet de souligner le bénéfice de l’innovation. Mais lorsqu’on dresse le bilan de l’ensemble des compétences attendues, le solde global est rarement positif car les progrès dans un domaine s’accompagnent souvent d’une dégradation des compétences dans les domaines négligés.

Des alternatives

D’autres pratiques d’enseignement (dont les Cahiers pédagogiques se sont déjà faits l’écho[4]) accordent à la lecture à haute voix la place qu’elle mérite en classe. La plupart permettent de viser simultanément l’automatisation des procédures d’identification des mots et l’amélioration de la compréhension des textes. Le ministère lui-même donne des indications pédagogiques en ce sens, par exemple « identifier les mots à un rythme rapide en les groupant en unités syntaxiques de sens, et faire un usage rapide de la ponctuation, tant pour repérer les groupes et relations syntaxiques que pour choisir l’intonation qui convient[5] ».

Pour notre part, nous mettons l’accent sur l’expressivité de la lecture à haute voix de textes complets[6] choisis pour leur pertinence sur le plan du développement linguistique, affectif et culturel des élèves. Au cycle 2, par exemple, la lecture intégrale d’un album suppose que le vocabulaire soit maitrisé, que le récit soit bien compris et que le décodage des mots écrits soit aisé. La démarche didactique que nous proposons[7] vise ces objectifs en commençant par les deux premiers : les élèves s’exercent à déchiffrer un texte que l’enseignant leur a lu, qu’ils ont étudié et qu’ils ont appris à raconter. Ils préparent ensuite leur lecture à haute voix en deux temps :

  • Ils apprennent d’abord à décoder tous les mots du texte avec l’aide de l’enseignant pour les correspondances graphophonémiques inconnues. Ils s’entrainent ensuite à déchiffrer les phrases, une à une, pour rendre fluide l’oralisation.

  • Dans un second temps, l’enseignant centre leur attention sur la prosodie, c’est-à-dire sur les modulations de la voix qui donnent une coloration affective au récit et facilitent la compréhension de l’auditeur. Les élèves apprennent à respecter la syntaxe, la ponctuation et les liaisons, puis à réguler les pauses et les respirations (c’est-à-dire le phrasé). Ils s’exercent ensuite à varier l’intonation, l’intensité et le rythme de leur voix (c’est-à-dire l’expressivité) pour communiquer les intentions et les émotions des personnages et du narrateur.

Nous l’avons dit dans un épisode précedent, la prosodie contribue à la qualité de la lecture, y compris silencieuse[8] : pour découper le texte de manière pertinente et proposer une intonation adéquate, l’élève doit en effet avoir atteint un certain niveau de compréhension du texte. Les recherches expérimentales conduites à ce sujet montrent que la prosodie est la conséquence d’une bonne compréhension plutôt que sa cause. Ceci explique que les activités d’enseignement consacrées exclusivement à la prosodie ne produisent pas d’effet durable sur la compréhension[9] ; pour qu’elles soient efficaces, il faut qu’elles soient intégrées à un enseignement de la lecture qui porte simultanément sur le décodage et la compréhension fine des textes. Un enseignement intégratif (qui exerce les compétences en interaction) semble plus pertinent qu’un enseignement modulaire (qui travaille sur des compétences isolées). Outre-Atlantique, par exemple, Kuhn[10] a présenté en 2020 quatre approches[11] de l’enseignement de la fluidité, validées sur le plan expérimental, qui reposent sur des textes complexes et riches sur le plan lexical et conceptuel, bien plus pertinents que les extraits habituellement utilisés pour entrainer seulement le décodage.

Roland Goigoux
Professeur des universités en sciences de l’éducation à l’université Clermont-Auvergne
[Les notes 1 à 11 sont à consulter dans ce document : Notes et bibliographie – Roland Goigoux -Fluence]

À lire également sur notre site :

Lecture : un engouement pour la fluence (épisode 1), par Roland Goigoux
Qu’est-ce que l’Éducation nationale appelle fluence ? (épisode 2), par Roland Goigoux

Lecture : une question de méthode ? Antidote n° 22, par Jacques Crinon
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