Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Qu’est-ce que l’Éducation nationale appelle fluence ? (épisode 2)

Goigoux

GoigouxQu’est-ce exactement que la fluence en matière de lecture ? Entre rapidité et fluidité de lecture, automatisation du décodage ou expressivité, il y a fréquemment confusion. Après un premier épisode consacré à l’usage fait des résultats des évaluations nationales de CP et 6e, Roland Goigoux poursuit ici une série qui comptera quatre articles consacrés à la fluence en lecture.

La fluence, substantif féminin dérivé du latin fluentia (écoulement), évoque le mouvement d’un fluide. Au sens figuré, Paul Valéry a évoqué « la fluence des phrases » capable de « dénouer sans effort une situation[1] ».

Les psychologues anglophones ont introduit le terme fluency pour caractériser la fluidité d’une lecture à haute voix, une lecture « précise, assez rapide, réalisée sans effort et avec une prosodie adaptée[2] ». Leurs collègues francophones l’ont traduit par fluence pour le distinguer de ce que les enseignants avaient coutume d’appeler fluidité, l’une des qualités requises par la lecture « expressive » qui était l’objectif du cours moyen dès les instructions de 1923[3].

Le ministère de l’Éducation nationale conserve les deux termes fluence et fluidité, mais au prix d’une certaine confusion puisqu’il les utilise aussi comme synonymes d’automatisation du décodage des mots écrits[4]. Cela le conduit à parler de fluence pour décrire la vitesse et la précision du décodage de mots isolés et de mots inventés[5], ce qui est contre-intuitif pour les enseignants qui conçoivent plutôt la fluence comme « la capacité à lire correctement un texte continu, au rythme de la conversation et avec la prosodie appropriée[6] ». Pragmatiques, la plupart d’entre eux considèrent que la fluence est ce que mesure le test imposé par le ministère[7] : un nombre de mots lus correctement dans un temps imparti.

La fluence dans le monde scientifique

Bien que plusieurs définitions de la fluence existent dans la littérature scientifique internationale, un consensus s’est dégagé depuis une vingtaine d’années pour affirmer que celle-ci est le produit de trois éléments indissociables[8] : 1° la précision de la lecture (l’exactitude de l’identification des mots), 2° sa vitesse (révélatrice du degré d’automatisation) et 3° la prosodie (mode d’expression approprié à la transmission du sens). Les chercheurs en sciences cognitives et en sciences de l’éducation considèrent que l’automaticité contribue à la compréhension en libérant l’attention du lecteur au profit de la construction du sens et que la prosodie y contribue à travers la segmentation du texte, le rythme et l’intonation.

Cette définition permet d’identifier un premier problème créé par la manière dont est évaluée la fluence. Les épreuves ministérielles que nous avons commentées dans l’épisode 1 la réduisent, en effet, aux deux premières dimensions, la vitesse et la précision, et occultent la troisième : la prosodie. Les enseignants ne sont invités qu’à dénombrer des mots correctement lus par minute puis à remédier aux difficultés des élèves en visant un accroissement de ce nombre. Cette réduction affaiblit la pertinence de l’information retirée de l’évaluation qui renseigne sur le degré d’automatisation des processus de décodage des mots, isolés ou en contexte, mais ne dit rien des éléments de compréhension révélés par la prosodie[9]. Son niveau informatif est donc minime, inférieur même à celui de l’ancien certificat de fin d’études primaires qui jugeait l’expressivité d’une lecture à haute voix[10].

C’est d’autant plus regrettable que les recherches sur la prosodie[11] montrent que celle-ci est un fort prédicteur de la qualité de la compréhension en lecture silencieuse, notamment chez les élèves du secondaire[12]. Dès que les compétences de décodage atteignent un niveau suffisant (le plus souvent au CE2), les écarts de compréhension entre élèves s’expliquent essentiellement par des différences d’ordre linguistique, le décodage ne jouant plus qu’un rôle subsidiaire[13].

Compter des mots : une fausse bonne idée

Sur le plan scientifique, une synthèse internationale récente a conclu que la norme CWPM (en français NMCLM : nombre de mots correctement lus par minute) reposait sur une hypothèse insoutenable, dorénavant réfutée[14]. L’analyse des données d’évaluations de la lecture dans 11 pays auprès de populations monolingues et multilingues et l’examen des relations entre vitesse (CWPN), précision de lecture (non chronométrée) et compréhension ont montré que la vitesse n’est pas un critère pertinent si l’on vise l’amélioration de la compréhension[15]. La conclusion des chercheurs était sans appel : les gouvernants des systèmes éducatifs devraient cesser de privilégier cette norme et promouvoir une autre mesure de la fluidité qui combine précision, automaticité et prosodie.

En France, le ministère de l’Éducation nationale devrait donc renoncer à faire de l’augmentation du NMCLM la clé de voute de sa politique en lecture. Il devrait aussi proposer des outils d’évaluation de la fluence qui portent sur les trois dimensions, même si la prosodie est plus complexe à mesurer que les deux autres. Il pourrait, par exemple, s’inspirer de « l’Échelle Multi-Dimensionnelle de Fluence » de nos collègues grenobloises Godde, Bosse et Bailly[16] qui ont adapté l’échelle de Rasinski. La prosodie y est décomposée en deux éléments : le phrasé et l’expressivité.

  • Le phrasé repose sur la capacité à respecter la syntaxe du texte pour réguler son souffle, déterminer les pauses et les variations d’intonation (par exemple baisser la voix et s’arrêter à un point) et pour découper les phrases complexes en petites unités de sens.

  • L’expressivité repose sur des variations d’intensité, de rythme, d’intonation[17] adaptées à l’interprétation du texte. Il s’agit de moduler sa voix pour communiquer une part de l’implicite du texte, pour mettre en valeur certains mots et pour transmettre des émotions.

Une erreur : l’absence de la prosodie

L’absence de la prosodie dans les évaluations et la survalorisation de la vitesse dans les injonctions ministérielles ont de multiples conséquences néfastes.

  • Elles occultent le nécessaire travail sur la prosodie dans toutes ses dimensions, notamment le phrasé et l’expressivité.

  • Elles réduisent la lecture à haute voix à une course contre la montre et n’incitent pas les enseignants à s’attacher à la syntaxe et à la segmentation du texte, aux pauses, aux marques de ponctuation, à l’intonation, par exemple à travers une étude des états mentaux des personnages. Elles n’incitent ni à la théâtraliser, ni à viser le plaisir de captiver un auditoire ou d’entendre sonner la langue française.

  • Elles contribuent à accentuer une dissociation entre la maitrise du décodage des mots et la compréhension des textes, ce qui est déjà l’un des problèmes de l’école française identifié par PIRLS (Programme international de recherche en lecture scolaire) et PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves). Les évaluations internationales confirment ce que les professeurs déplorent à l’entrée au collège : « trop d’élèves déchiffrent bien mais comprennent mal ». Les principales difficultés sont d’une autre nature que le décodage, lexicales notamment. Mais le ministère de l’Éducation ne dispose d’aucun bon test d’évaluation du vocabulaire, ni de scénarios d’enseignement ayant fait la preuve de leur efficacité dans ce domaine. Il passe donc cette dimension sous silence malgré son importance décisive et consensuelle sur le plan scientifique.

  • Elles font courir un risque de malentendu cognitif pour les élèves : leur laisser penser que bien lire, c’est décoder très rapidement.

  • Elles incitent les enseignants à survaloriser l’entrainement de la lecture-décodage au détriment d’une pédagogie de la compréhension de l’écrit.

Une fois de plus dans notre système scolaire, les outils d’évaluation sont utilisés par le ministère comme des vecteurs de prescription du travail enseignant[18]. Les professeurs sont vivement incités à privilégier des tâches d’enseignement isomorphes aux tâches d’évaluation : on bachote le test dans des « ateliers de fluence », l’œil rivé sur la progression du nombre de mots lus par minute. L’école française s’enfonce dans une vision étriquée de la pédagogie : enseigner l’évaluable à l’aide des exercices conçus pour l’évaluation.

Roland Goigoux
Professeur des universités en sciences de l’éducation à l’université Clermont-Auvergne
[Les notes 1 à 18 sont à consulter dans ce document : Notes et bibliographie – Roland Goigoux -Fluence]

À lire également sur notre site :

Lecture : un engouement pour la fluence (épisode 1), par Roland Goigoux
Lecture : une question de méthode ? Antidote n° 22, par Jacques Crinon
Lecture : et si on s’intéressait aux pratiques réelles ? Par Jean-Michel Zakhartchouk
Réapprendre à lire. De la querelle des méthodes à l’action pédagogique, recension par Jacques Crinon


Sur notre librairie :

 

N°516 – Devenir lecteur

Allons au-delà des controverses stériles et caricaturales : lire est une compétence complexe, apprendre à lire peut passer par bien des chemins, prend bien du temps, jusqu’à faire des élèves des lecteurs capables de comprendre et d’interpréter des textes de tous les genres, pour découvrir le monde comme les plaisirs esthétiques de la littérature

Uniquement en pdf.

 

Petit cahier n°1 – L’apprentissage de la lecture en primaire

Le premier numéro de cette nouvelle série porte sur l’apprentissage de la lecture, sujet sur lequel les polémiques ressurgissent régulièrement. Loin des débats stériles et des recettes miracles, la lecture est un domaine complexe et nos articles outillent les enseignants soucieux de comprendre comment les enfants apprennent à lire et à y prendre goût !
Il n’y est pas tant question des querelles entre les « méthodes » globale ou syllabique, bien dépassées, que des apports des recherches récentes.