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Lecture : un engouement pour la fluence (épisode 1)

Goigoux

GoigouxPrès de la moitié des élèves serait en difficulté à l’entrée en sixième pour la lecture, selon le ministre de l’Éducation nationale. Une situation qui effraie, étonne, ou agace, si l’on suit, avec Roland Goigoux, l’idée selon laquelle les évaluations sur lesquelles elle repose ne seraient pas pertinentes…

Le 15 novembre, Jean-Michel Blanquer explique au Parisien qu’ « une petite moitié d’élèves en difficulté » doivent faire « l’objet d’efforts particuliers » à l’entrée au collège car leur niveau de fluence (fluidité de la lecture à haute voix) n’est pas satisfaisant. Il commente ainsi les résultats publiés par la DEPP[1] (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) selon lesquels 47 % des élèves de sixième lisent moins de 120 mots par minute et sont considérés, à ce titre, comme ayant « une maitrise insuffisante des compétences attendues ».
Plusieurs interprétations de ces résultats sont possibles : soit la moitié des élèves est en difficulté de lecture à l’entrée en sixième, soit le seuil retenu pour définir « l’insuffisance » n’est pas pertinent, par maladresse ou par choix. Les conséquences pour l’image publique du ministre et celle des enseignants de l’école élémentaire diffèrent évidemment selon l’interprétation retenue.

Deux logiques à l’œuvre

Deux manières de définir les seuils de réussite aux évaluations nationales sont utilisées par le ministère de l’Éducation. Elles répondent à deux logiques et deux finalités différentes que je vais illustrer par l’exemple de la fluence mais qui vaut pour beaucoup d’autres compétences.

Première logique : le seuil choisi pour définir la réussite ou « maitrise suffisante » représente la compétence moyenne attendue de la part des élèves à tel ou tel palier de la scolarité. En fluence, par exemple, cinquante mots à la fin du CP, soixante-dix à la fin du CE1[2], quatre-vingt-dix à la fin du CE2, 120 à la fin du CM2. Dans ce cas, il est logique de constater que la population d’élèves se partage en deux ensembles presque égaux de part et d’autre de la moyenne[3], comme c’est le cas pour la fluence à l’entrée en sixième : 53 % et 47 % de part et d’autre du seuil fixé à 120 mots avec une moyenne nationale très proche de ce seuil : 123 mots (écart-type 37 ; tableau n° 16 de la note21.E07 de la DEPP). Dans cette logique, le seuil de réussite définit le niveau de performance attendue de la part d’un élève « moyen » et sert de boussole à l’enseignant pour planifier son enseignement[4].

Deuxième logique : le seuil choisi représente un niveau minimal nécessaire pour que la suite des apprentissages ne soit pas compromise. Il est donc plus bas que celui construit dans la première logique. C’est un seuil critique qui est aussi un seuil d’alerte destiné à mobiliser les enseignants et à les inciter à différencier leur pédagogie. Dans la plupart des évaluations nationales à l’école élémentaire, les seuils de réussite sont fixés dans cet état d’esprit et ils permettent aux enseignants d’identifier les élèves auxquels ils devront porter une attention plus soutenue parce qu’ils sont en difficulté ou que leurs acquis sont jugés fragiles. Ils conduisent généralement à identifier le quart ou le cinquième d’une population d’élèves, ensemble lui-même subdivisé en deux sous-groupes plus ou moins en difficultés[5]. Ainsi, par exemple, au début du CE1 selon la DEPP, 27 % des élèves (dont 17 % « fragiles  » et 10 % « à besoins ») ont une fluence jugée « insuffisante ». Ces taux dépendent évidemment des seuils fixés par la DEPP.

Les deux logiques coexistent au ministère de l’Éducation nationale et elles sont utilisées tour à tour selon les intentions de communication du ministre[6]. La fluence est un bon exemple pour expliquer comment on peut accroitre ou diminuer les taux d’élèves en difficulté en retenant une logique ou l’autre, c’est-à-dire en rehaussant ou en abaissant les seuils de réussite.

Un exemple révélateur

L’objectif que les enseignants doivent viser en fluence à la fin du CP[7] est de cinquante mots. Il devrait donc être choisi comme seuil de réussite pour les évaluations à l’entrée en CE1 si celles-ci étaient construites selon la première logique, la même que pour l’entrée en sixième : 120 mots est à la fois l’objectif assigné aux maitres et le seuil choisi par la DEPP pour déterminer la difficulté. Or, il n’en est rien : le seuil retenu par la DEPP au CE1 n’est que de vingt-neuf mots[8], pas cinquante, ce qui correspond à la seconde logique, celle du seuil critique. Ce qui permet aussi de limiter à 27 % le taux d’élèves dont la maitrise est «  insuffisante  ». Si le seuil avait été logiquement fixé à cinquante mots, plus de la moitié des élèves auraient été jugés en difficulté. Difficile à assumer à la fin d’un quinquennat syllabique !

Inversement, si la seconde logique avait été appliquée aux évaluations à l’entrée en sixième, les commentaires du ministre auraient été très différents. Un seuil fixé à quatre-vingt-dix mots au lieu de 120 par exemple aurait conduit à commenter les efforts à consentir pour les 16 % d’élèves en réelle difficulté de lecture à haute voix. Il aurait permis de constater que ce taux n’est que de 8 % dans les beaux quartiers, qu’il grimpe à 31 % en REP+, à 48 % chez les élèves ayant déjà redoublé, ou bien que les garçons sont plus en difficulté que les filles (18,5 contre 13,5 %) bien qu’ayant bénéficié des mêmes méthodes d’enseignement.

En conclusion, chacun peut s’interroger sur le choix ministériel de retenir la première logique et de dénoncer ainsi le faible niveau des élèves et le piètre travail de leurs maitres. C’est surprenant à l’heure des bilans autosatisfaits mais compréhensible si cela vise à renforcer une fois de plus l’enseignement du déchiffrage et à laisser croire que les problèmes de compréhension en lecture ont pour principale cause la faible automatisation du décodage.

On peut aussi s’interroger sur les raisons qui ont poussé le ministre et son équipe à se polariser sur la fluence depuis quatre ans, reléguant aux derniers mois de leur mandat une timide réflexion sur l’enseignement de la compréhension. Est-ce seulement parce que la fluence incarne leur conception de l’enseignement de la lecture réduit à celui du déchiffrage ? Ou bien parce qu’elle illustre le type de rationalité qu’ils valorisent, celle d’une éducation fondée sur la mesure et d’une pédagogie pilotée par l’évaluation ? Parce qu’elle permet de soutenir leur conception d’une approche individualisante construite à partir du couple diagnostic-remédiation d’inspiration médicale ? Ou encore parce qu’elle suggère un isomorphisme entre les outils d’évaluation et les outils d’intervention ? En d’autres termes, la fluence est-elle un cheval de Troie ? Et si oui, pour infiltrer quelle forteresse ?

Nous répondrons à ces questions dans notre prochain billet en interrogeant aussi l’engouement que la fluence a pu susciter chez une partie des enseignants, ses fondements scientifiques et sa pertinence sur le plan de l’amélioration des apprentissages des élèves (effets positifs et négatifs).

Roland Goigoux
Professeur des universités en sciences de l’éducation à l’université Clermont-Auvergne

[Les notes 1 à 18 sont à consulter dans ce document : Notes et bibliographie – Roland Goigoux -Fluence]

 


À lire sur notre site :
Qu’est-ce que l’Éducation nationale appelle fluence ? (2), par Roland Goigoux
Lecture : une question de méthode ? Antidote n° 22, par Jacques Crinon
Lecture : et si on s’intéressait aux pratiques réelles ? Par Jean-Michel Zakhartchouk
Réapprendre à lire. De la querelle des méthodes à l’action pédagogique, recension par Jacques Crinon


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Petit cahier n°1 – L’apprentissage de la lecture en primaire

Le premier numéro de cette nouvelle série porte sur l’apprentissage de la lecture, sujet sur lequel les polémiques ressurgissent régulièrement. Loin des débats stériles et des recettes miracles, la lecture est un domaine complexe et nos articles outillent les enseignants soucieux de comprendre comment les enfants apprennent à lire et à y prendre goût !
Il n’y est pas tant question des querelles entre les « méthodes » globale ou syllabique, bien dépassées, que des apports des recherches récentes.