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Éric Debarbieux : « Il faut continuer à expliquer au grand public la complexité de la réalité et des solutions à la violence à l’école »

©Service Communication de l’Administration générale de l’Enseignement (MFW-B)
Il ne faut pas négliger le point d’interrogation, qui est essentiel. Il ne s’agit pas de dire que rien n’a été fait, mais la situation actuelle fait qu’on pourrait presque mettre un point d’exclamation, je parle de la manière dont on se comporte aujourd’hui, notamment au sein du personnel politique, avec racisme, démagogie.
Je détaille tout cela dans mon livre, et c’est difficile de le résumer en quelques phrases. Ces dernières années, alors que j’étais plutôt en recul, j’ai été très sollicité pour donner mon avis et je le fais un peu globalement dans ce livre. Mais ce que je puis ici souligner est la lassitude devant la répétition des « plans » et des coups de menton suite à tel ou tel fait divers, et devant toutes ces illusions de « solutions simples » comme les portiques de détection, l’appel aux militaires, les chocs d’autorité.
J’ai travaillé du haut en bas de la pyramide et j’ai pu voir combien la haute hiérarchie administrative de l’Éducation nationale pèse beaucoup, plus que les décisions des ministres successifs. La période Blanquer a été incroyable, avec la succession des décrets tombés d’en haut qui a contribué à éloigner les praticiens des réformes proposées. On recycle de vieilles recettes, souvent inefficaces. J’ai voulu raconter ces improvisations permanentes, ce manque de continuité, même s’il y en a eu parfois, par exemple sur le harcèlement entre Chatel et ses successeurs socialistes.
Ce qui m’a frappé aussi, c’est qu’on a voulu déléguer « le sale boulot » à des personnels précaires qui ont des missions peu claires, entre emplois jeunes et agents de sécurité.
Le harcèlement est devenu un vrai marché, on observe des pratiques commerciales. On met en avant des programmes mirifiques de lutte contre le harcèlement venus de l’étranger et qui auraient 80 % de réussite, alors que les recherches montrent bien que c’est faux. Les méta-analyses sur 20 000 articles d’évaluation montrent qu’on a plutôt 15 à 20 % de baisse des problèmes, quel que soit le programme, ce qui est déjà bien. On peut promouvoir tel ou tel programme, mais il ne faut pas que cela bloque d’autres initiatives et capte tous les financements, en s’imposant du haut. Il faut se méfier de cette fascination pour un programme venu d’ailleurs, élaboré dans un autre contexte structurel, organisationnel, culturel. La déception est alors obligatoire, parce que ça ne traitera jamais tout.
Les programmes comme la préoccupation partagée, ou celui d’Emmanuelle Piquet sur les « flèches » renforçant l’assertivité des victimes, ont leur mérite, mais aussi leurs limites. Ils peuvent être des éléments dans une boite à outils ; mais il n’y a pas de programme magique : c’est de l’illusion rationnelle ou, parfois, du pur illusionnisme. La question est : comment une équipe s’empare des problèmes, en regardant comment on vit à l’intérieur d’un établissement ?
Enfin, les campagnes « morales » ne sont pas très efficaces, elles peuvent faire partie d’un programme global, mais ne font pas tout.
Il y a bien une sorte de panique morale complètement instrumentalisée par certains médias et la galaxie de la fachosphère qui a gagné le centre-droit. La manipulation de la haine par certains réseaux sociaux, et par des « fermes à trolls », impacte directement les cours de récréation. On a droit à un retour ahurissant des vieux stéréotypes d’ensauvagement de la jeunesse. Cela nous oblige à aller au combat, même si nous ne sommes pas en position de force et s’il y a un côté « Sisyphe » dans notre démarche. C’est l’urgence, même si les solutions pédagogiques restent aussi essentielles.
Un point important à préciser. Il ne s’agit pas de nier les violences et de minimiser ce qui peut venir de l’extérieur. Mais la violence est principalement agie à l’intérieur de l’école. Ce n’est pas en sanctuarisant et en mettant des grilles qu’on pourra traiter le problème. Il n’y a pas d’« extériorité » à proprement parler. Les principales violences restent celles des élèves entre eux. Solidifions d’abord l’intérieur. En commençant par renforcer la stabilité des équipes éducatives et leur formation. À l’heure où il y a une montée inquiétante des conflits entre adultes, d’une part, et les départs du métier de nombreux enseignants, d’autre part. On sait bien que les personnels sont les plus instables dans les établissements les moins demandés, dans les quartiers les plus défavorisés.
Il faudrait d’abord arrêter de démolir et rompre avec le court-termisme, qui échoue complètement, en arrêtant de réagir au moindre fait divers. Bien sûr, il ne faut pas relativiser les drames qui surviennent, on n’oublie pas le besoin de protéger, notamment des menaces terroristes ; on a besoin pour cela de personnels bien formés, y compris des personnels dédiés. Je connais par exemple au Québec l’expérience de policiers éducateurs qui marche très bien, avec des policiers qui n’ont rien à voir avec l’image du policier « gros bras, petite tête », mais constituent une vraie police de proximité.
Mais on a surtout besoin du renforcement interne des établissements : que fait-on par exemple pour une véritable formation de long terme ?
De même, il faut continuer à expliquer au grand public la complexité de la réalité et des solutions. Malheureusement, si, dans les années 90, quand j’étais interviewé au journal télévisé, je pouvais un peu développer une argumentation, parler plusieurs minutes, aujourd’hui, c’est souvent vingt secondes !
Oui, pourquoi pas ? J’ai soutenu ce genre d’initiative. Mais c’est vrai qu’on se bat contre un mur qui est puissant. Il y a une part d’utopie, mais on a aussi besoin d’utopie !
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