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Segpa : l’école de la défiance de soi

Nous avons publié de nombreux articles pour montrer qu’il est possible de faire réussir les élèves en classe de Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté). La sortie du film, Les Segpa, coproduit par Cyril Hanouna, est l’occasion de rappeler que, malgré tout, pour ces élèves, aller en Segpa est vécu, très majoritairement, comme une stigmatisation, qui les poursuit longtemps et détruit durablement leur confiance en eux. Interview de Zoé Roboam, 27 ans, qui a été élève dans une de ces sections.

Zoé est une de mes anciennes élèves. Je la croise un jour par hasard dans le tramway. Elle me raconte alors son parcours chaotique, mais elle semble très lucide sur ce qui l’a amenée là où elle en est. Elle ne va pas très bien, il y a plein de choses qui lui collent aux basques, mais elle a toujours, chevillées au corps, ses valeurs et sa rage de vivre. Ça sort comme ça vient et un peu en vrac, mais avec tout son bagou, elle me parle de la Segpa comme un mouroir à ambitions. Elle me parle d’assignation à l’évidence : pauvre tu es, pauvre tu resteras. On se donne alors rendez-vous pour poser ça sur le papier.

Est-ce que tu te souviens de la manière dont tu es arrivée en Segpa ?

C’était assez flou. À l’école primaire, on ne m’avait pas dit dans quoi j’allais arriver, ou alors on me l’a dit une fois ou deux et je n’ai pas compris ou ce n’était pas clair : « tu seras au collège mais dans une classe où on va t’aider ». J’étais en CLIS (classe pour l’inclusion scolaire) en CM1 et on m’a fait sauter le CM2. Ma mère était illettrée, mon père ne s’occupait pas de moi et j’étais placée en famille d’accueil, alors je pense qu’il n’y avait pas non plus grand monde pour m’expliquer. En tout cas, on m’a fait comprendre que je n’allais pas être comme les autres. De la primaire, j’ai des souvenirs de brimades d’un enseignant qui ne me laissait pas sortir tant que je n’arrivais pas à prononcer une syllabe. Mais il en y avait aussi qu’on sentait humanistes.

Quels sont tes souvenirs de la Segpa ?

À l’arrivée, c’était un choc. J’avais un frère très intelligent et je me suis retrouvée dans un milieu dans lequel les élèves avaient très peu de connaissances culturelles. Ma mère, elle était illettrée, mais elle me sortait de la maison, on allait au musée. J’ai le souvenir d’une copine dont la mère ne savait pas faire une omelette, vous vous rendez compte ! Moi, je savais me débrouiller toute seule depuis longtemps.

Ce qui était bien, c’était qu’on se moquait moins de nos difficultés entre nous. Mais ce qui était dur, c’était le côté « cas soc’ », le manque de perspectives. Tout le monde avait très peur. J’ai senti très vite un horizon qui se limitait. C’est pour ça que j’ai fréquenté rapidement des élèves du général, parce que je voulais de l’ouverture sociale et la Segpa, ça me tirait vers le bas. Le beau gosse des classes moyennes que j’ai connu à cette époque, j’ai cherché, il y a pas longtemps, il est avocat maintenant. Et déjà à l’époque, lui et ses copains te faisaient sentir qu’ils allaient être au-dessus. Ils te parlaient d’Erasmus, de stages, de là où ils allaient en vacances. Et moi j’ai senti tout de suite qu’il y avait des choses qui n’étaient pas pour moi.

Je me souviens des rangs peints par terre dans la cour et ce qui m’a marqué, c’est qu’on était toujours la dernière lettre, la 6e F, et ça ne changeait pas d’une année sur l’autre. Toujours le F. C’est des petits détails, mais c’est ce qui marque le plus. À l’école primaire, les classes sociales, elles ressortaient au moment du gouter. On sentait qu’on était pauvres parce qu’on en n’avait pas pendant que d’autres sortaient les barres chocolatées.

On avait aussi deux directeurs : un pour le collège, un pour la Segpa. Celui du collège, il s’en foutait de nous. Mais ce n’était pas normal de ne pas avoir le même que les autres.

Autre symbole qu’on vivait au quotidien : le bâtiment des Segpa, qui était bien pourri.

Ce sont les rencontres que j’ai faites ensuite dans ma vie, qui m’ont fait prendre confiance en moi. Ça fait très peu de temps que j’assume le fait d’être passée par la Segpa. Je ne parlais jamais du CFG (certificat de formation générale), je disais que j’avais mon brevet. Maintenant, je veux assumer cette part de mon identité et ne pas la cacher. Au moins, les gens savent où ils mettent les pieds et moi ça m’aide à assumer qui je suis.

Quel a été ton parcours ensuite ?

Si j’avais pu avoir plus de confiance, j’aurais pu avoir une autre destinée. Mon deuxième placement a commencé fin juin en 3e, à ma demande parce que ma mère ne pouvait pas du tout s’occuper de moi. On m’a dit au foyer qu’il fallait absolument avoir mon CAP parce que derrière, ça permettait d’avoir un contrat Jeune majeur. Les maths et le français, ça me bloquait pour faire ce que je voulais (la coiffure). Du coup, j’ai fait un CAP de cuisine, mais je m’en foutais.

On nous place direct dans les boulots de merde. C’est le marché du travail le plus vite possible. On ne te parle pas de cours du soir, on ne te dit pas que tu pourrais t’en sortir malgré tes difficultés. Moi, j’aurais aimé être journaliste, me battre pour des causes. Mais je n’avais pas les ressources.

Est-ce que tu as gardé des nouvelles des gens que tu fréquentais à ce moment-là ?

Non, à part les « poules pondeuses »… C’est pas méchant, hein, mais c’est comme ça que je les appelle, mes copines… D’emblée, les filles, on savait que leur avenir allait être comme ça, qu’elles allaient être mères très jeunes. Elles reproduisaient des schémas répétitifs et la Segpa, ça t’amène à ça. Et depuis, le manque d’assurance est toujours là, je le sens dans leurs photos, dans leur façon d’être.

Qu’est-ce qu’on pourrait faire à la place ? De quoi aurais-tu eu besoin ?

Ce serait bien qu’il y ait un peu plus de prévention. Ce n’est pas anodin de rentrer en Segpa.

On devrait pouvoir choisir des matières de l’enseignement général pour lesquelles on est vraiment motivés. Quelqu’un peut être très fort en histoire ou en sciences et peut aller en cours avec les autres. Moi, ça aurait été l’anglais. Ça m’a manqué, je m’en suis rendu compte en faisant un boulot de serveuse, je faisais les 24 heures du Mans et je n’étais pas foutue d’aligner deux phrases. En Segpa, on ne faisait pas les correspondances scolaires et les sorties en Angleterre, il y avait trop de bazar en cours.

Il y aurait aussi à prévoir un accompagnement psychologique sur la confiance. Ça te suit toute ta vie, ensuite. Par exemple, moi, j’ai fait du chemin et j’aimerais bien m’engager en politique mais dans les partis, les ouvriers, ils sont bons pour aller coller des affiches à six heures du matin. Pour le reste, c’est toujours les mêmes qui prennent les places. Mon frère s’est beaucoup engagé en politique, on lui avait promis une place en tant que jeune et puis… rien derrière. Ça me met la pression parce que je doute de moi sur l’élocution, ou à cause de mon milieu social qu’on me fait sentir. Si tu n’utilises pas les bons termes, on ne te prend pas au sérieux.

Pour finir, tu aurais quelque chose à dire sur le film qui vient de sortir ?

Ces jeunes, ils ont été mis là pas toujours de leur plein gré et ils n’ont pas confiance en eux. Alors en rajouter une couche, c’est prendre le risque qu’ils soient encore plus harcelés. On leur enfonce la tête. C’est du harcèlement public. Et avec les réseaux sociopathes, c’est encore pire. Heureusement que j’ai pas eu ça à l’époque…

Propos recueillis par Gwenael Le Guével

Photo de Jean-Charles Léon


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Sur notre librairie :

Petit cahier n° 18 – Réussir en Segpa

Sans aller jusqu’à considérer la Segpa comme une « voie d’excellence », nous montrons dans ce Petit cahier qu’il est tout à fait possible d’y proposer des objectifs ambitieux aux élèves, et que ceux-ci peuvent y renouer avec la réussite et le plaisir d’être à l’école et d’apprendre, après un parcours généralement assez heurté.