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Les Segpa : Hanouna et l’âne

Le film Les Segpa d’Ali et Hakim Boughéraba, coproduit par Cyril Hanouna, sort en salles, ce mercredi 20 avril. La diffusion de la bande annonce en janvier avait suscité beaucoup d’émoi chez les enseignants et les personnels qui interviennent auprès de ces classes. Voici une adresse directe à l’animateur-producteur, pour l’appeler à contribuer à mettre un terme à la stigmatisation des élèves en difficulté à l’école.

Cyril, reviens quarante ans en arrière et imagine-toi en classe de CE1 au milieu de tes camarades. Tu as encore du mal en lecture à voix haute et tu butes sur pas mal de mots. Les autres élèves se mettent à en rire mais hop ! d’une pirouette, fort de ton talent de clown, tu réussis à retourner la situation pour la rendre cocasse et masquer ainsi cette fragilité qui t’expose. La maitresse, elle, ça la fait moins rire… Alors un jour, pour te donner une leçon parce que tu as dépassé la limite, elle t’envoie au coin avec une ligne à recopier vingt fois : « Hanouna ânonne comme un âne. » Les autres élèves sont pliés en quatre. Des barres, comme on dit.

Sentant la classe qui lui échappe, et ne souhaitant pas non plus faire de toi la risée, la maitresse hausse le ton et rétablit le calme. Mais le mal est fait et voilà que trois de tes camarades font « hihan » tous les midis dans la file d’attente de la cantine. En classe, quand la maitresse a le dos tourné, ils se font des oreilles et des grimaces. Elle a beau penser que ce ne sont que des moqueries d’enfant et que l’incident est clos, tu es devenu l’âne Houna… Et cela va te coller à la peau toute ta scolarité.

Alors voilà, après avoir enseigné vingt ans en Segpa, j’en ai vu des gamins et des gamines cassés par ce bonnet d’âne virtuel qu’on leur avait vissé sur la tête, et toi tu t’apprêtes avec ton film à ajouter un boulon à la vis pour être sûr qu’il tienne.

Enlève ton bonnet

« Enlève ton bonnet ». La plupart des personnes qui sont intervenues en Segpa ont été confrontées à ce genre d’attitude à l’entrée en classe : bonnets et casquettes ostensiblement conservés sur la tête. Mais qu’est-ce qu’ils nous disent ces couvre-chefs ?

Différentes choses (et parfois plusieurs en même temps) :

  • une forme de bravade : « je suis là, mais je ne suis pas là, je suis resté dans la cour ». C’est potentiellement ce qui agace le plus le prof.
  • un renoncement : « tout ça n’est pas pour moi ». Le bonnet est alors là comme symbole de l’impuissance apprise qu’ils ont « chevillée au corps » en arrivant en Segpa, comme le décrit bien Rachid Zerrouki dans son livre édifiant1.
  • une honte : un bonnet, une écharpe, un gros blouson pour mieux se cacher du regard des autres, ceux du « collège normal », les « normaux », quoi.

Alors certes, tu pourras me rétorquer, comme mes élèves, « c’est pas moi qu’a commencé ! ». Et tu auras raison. Si on reprend l’exemple (fictif) par lequel j’ai démarré, on a envie de conseiller quoi à la maitresse ? D’engueuler les élèves qui se moquent de toi ? On a surtout envie de lui dire que c’est elle qui a déclenché la situation avec une punition humiliante. Le parallèle à faire avec les Segpa, c’est que c’est effectivement tout un fonctionnement externalisant qu’il faudrait remettre en cause. Le bonnet virtuel, l’étiquette, c’est tout notre système scolaire normatif, sélectif et élitiste qui les produit. Le tri commence très tôt (Trotro tôt…) et tu n’y es pour rien. Tu en as peut-être été réellement victime toi-même, va savoir.

Tu vois où je veux en venir ? Et si on essayait plutôt d’accueillir à l’école les fragilités de chacun, plutôt que d’y apprendre le clash pour se préparer à une société dans laquelle on doit faire le coq pour ne pas dévoiler son âne ?

Tu me diras peut-être « c’est bon, vas-y, on ne peut plus rire de rien, c’est juste une vanne ». Mais en cours, et en conseil de vie quand on revient sur des embrouilles ou des conflits et qu’on apprend aux élèves à vivre ensemble, ce qu’on leur inculque c’est justement à faire la différence entre « rire de » et « rire avec ». Et j’ai déjà parlé de la série Les Segpa2 avec mes élèves, certains me disaient que ça les faisait rire, mais ça ne faisait pas illusion, il riaient jaune. Ce phénomène de stigmatisation que les victimes finissent elles-mêmes par accepter est bien connu des psychologues et enferme ces jeunes dans un cercle vicieux : une étiquette est collée ; elle devient le statut principal de la personne ; cette réduction de sa personne à une seule de ses dimensions (ici l’âne) vient justifier la discrimination sous prétexte qu’elle n’est pas tout à fait comme les autres ; la personne désignée intériorise cette dévalorisation et se sent coupable de ce qu’elle est ; elle finit par trouver normales toutes les violences et les injustices dont elle est victime.

Alors, viens ! Avec tout le poids que tu pèses, y compris auprès de ces jeunes-là. Viens nous aider à enlever les bonnets, pas à les enfoncer.

Gwenael Le Guével
Professeur des écoles en Loire-Atlantique et président du CRAP-Cahiers pédagogiques
Photo de Jean-Charles Léon

À lire également sur notre site :

Cyril Hanouna et les Segpa, par Sylvain Connac
Segpa : tirez pas sur l’ambulance ! Portrait de Sandrine Sirvent par Monique Royer

Sur notre librairie :

Petit cahier n° 18 – Réussir en Segpa

Sans aller jusqu’à considérer la Segpa comme une « voie d’excellence », nous montrons dans ce Petit cahier qu’il est tout à fait possible d’y proposer des objectifs ambitieux aux élèves, et que ceux-ci peuvent y renouer avec la réussite et le plaisir d’être à l’école et d’apprendre, après un parcours généralement assez heurté.


Notes
  1. Les incasables, Robert Laffont, 2020.
  2. Websérie, créée en 2016, dont le film est adapté.