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Segpa : tirez pas sur l’ambulance !

Sandrine Sirvent est enseignante en Segpa (Section d’enseignement général et professionnel adapté). Elle aime son métier, voit ses élèves, que la vie n’a pas épargnés, envisager progressivement, avec confiance, le chemin des apprentissages. Alors, lorsqu’un film stigmatisant menace d’ébrécher cette confiance à coup de préjugés, elle réagit, en témoignant sur son métier.

Elle découvre le public Segpa à l’occasion d’une classe de neige qu’elle accompagne alors qu’elle est assistante d’éducation. Tout au long du séjour, elle ne distingue pas les élèves de la section et ceux qui sont en classe ordinaire. Et lorsque sur le chemin du retour, elle interroge les enseignants sur les collégiens qu’elle a trouvé les plus vifs d’esprit et communicatifs, elle s’aperçoit qu’ils sont quasiment tous en section d’enseignement adapté. Dans son quotidien professionnel, elle les suit avec plus d’attention, découvre que leurs difficultés sont souvent liées à leur vie déjà cabossée, dans des familles où il leur est malaisé de trouver l’aide requise pour combattre les difficultés d’apprentissage. Sa vocation est née là, dans ce séjour scolaire où les activités estompaient les différences.

Elle passe le concours de professeure des écoles en se donnant pour premier objectif de découvrir différents sites et formes d’enseignement spécialisé. Dans sa première année, elle fait des remplacements dans des Segpa, des IME (Instituts médicoéducatifs), des IMPRO (Instituts médicoprofessionnels) ou encore en ULIS (Unité localisée pour l’inclusion scolaire). Elle enseigne ensuite pendant trois ans au centre pénitentiaire de Perpignan. Puis, elle retourne en Segpa car, « c’est le lieu où l’école a le plus besoin de moi ». Elle passe le certificat de spécialisation, se « sédentarise avec une équipe extra avec qui je travaille en symbiose, ce qui est très important pour les élèves ». Depuis, elle est enseignante au collège Jules-Ferry de Narbonne, intervenant en français, sciences et vie de la Terre, éducation musicale, technologie et espagnol.

Lorsqu’ils arrivent en 6e, elle constate que les élèves sont fragiles. Alors, pour elle, la priorité est qu’ils retrouvent confiance dans leurs aptitudes à apprendre, dans leur capacité à réussir, qu’ils reconnaissent leur propre intelligence. « Cela passe par la valorisation des savoirs acquis, pour s’appuyer dessus afin de continuer ». Pour son discours de rentrée, elle utilise la courbe d’apprentissage de Daniel Favre qui explicite le processus d’acquisition et de motivation. « Face à un nouveau problème, à une situation nouvelle, tu ne sais pas que tu ne sais pas, puis tu vas prendre conscience que tu ne sais pas. »

« Pourquoi on ne nous l’a pas dit avant ? »

Elle leur explique que le stress face à ce que l’on ne connaît pas est normal, arrive à tout âge et devient de plus en plus gérable en apprenant et avec le temps. Les élèves réagissent quasiment à chaque fois en questionnant : « Pourquoi on ne nous l’a pas dit avant ? » Elle leur précise que son travail est de les accompagner pour réduire le stress et y aller progressivement. « Je leur demande aussi de me signaler lorsque je leur mets trop la pression car parfois,j je peux avoir des ambitions trop grandes. Et ils le font. »

Selfie avec des élèves

Avoir des explications franches et honnêtes sur ce qu’est la Segpa lui paraît fondamental. Les élèves sont déçus en arrivant, car ils savent que le dispositif n’est pas une classe comme les autres. Ils peuvent ressentir de la honte. Auparavant, il aura fallu faire un gros travail pour convaincre les parents avec l’aide des enseignants de CM2. « Je leur dis qu’ils sont sans doute pris pour des imbéciles ailleurs mais qu’au contraire, c’est une chance pour eux d’être là car nous n’allons pas les lâcher. On va s’occuper d’eux, de leurs difficultés que l’on va considérer comme des étapes à franchir. » Les quatre ans en Segpa sont un havre pour ne pas renoncer à apprendre, choisir son avenir, le construire même qu’il soit professionnel ou personnel, faire des choix éclairés.

« Je leur dis aussi qu’après la 3e, ils ont le droit de ne pas dire qu’ils viennent de Segpa. » À la fin de leurs années de collège, la grande majorité d’entre eux sont orientés vers un cursus qu’ils ont choisi, le plus souvent en voie professionnelle et si possible en seconde pro pour qu’ils puissent aller le plus loin possible.

Exister autrement

À la rentrée, certains peuvent être « timides et tristes, il y a des élèves qui mettent du temps avant d’oser s’exprimer. D’autres font les clowns». Elle leur explique alors qu’ici, ils peuvent exister autrement, tels qu’ils sont, sans avoir besoin d’amuser la classe, ce qui les éloigne des apprentissages. Avec un effectif de seize élèves, le contexte est propice pour regarder les difficultés et les surmonter. La plupart arrêtent vite d’être dissipés. « D’autres non, mais ils ont des circonstances atténuantes que l’on découvre petit à petit en échangeant avec les familles ou les services sociaux ou encore l’ITEP (Institut thérapeutique éducatif et pédagogique) lorsqu’ils y sont accueillis. »

Elle apprécie la richesse d’être en collège avec la présence de services qui apportent leur appui : assistante sociale, infirmière ou encore vie scolaire. « Les gamins ont des vies très difficiles, appartiennent aux familles les plus fragiles». Leurs difficultés sont pour beaucoup liées aux conditions de vie ou encore à des situations de handicap nécessitant des prises en charge pendant le temps scolaire entraînant des absences, sources de retard dans les apprentissages. Selon une étude de l’Observatoire des inégalités, les enfants d’ouvriers, d’employés et d’inactifs représentent 86 % des élèves de Segpa. Les demandes de bourse sont un moment clé dans l’année. « La démarche par Internet est lourde pour gagner ce qui ne couvrira pas les frais de cantine de l’année. » Là, c’est alors l’accompagnement des parents qui est d’importance.

Pluridisciplinarité et projets

Sandrine Sirvent perçoit les quatre années en Segpa comme une course contre la montre pour que la scolarité de ses élèves ne s’arrête pas à 16 ans, à l’issue de la 3e. En complément des apprentissages scolaires, son objectif est de leur permettre de faire des choix éclairés pour et dans leur vie d’adultes. « Souvent à la maison, on ne va pas leur demander ce qu’il pense par rapport à un sujet, de recourir à leur esprit critique. À travers des projets, je regarde comment les former à la liberté de conscience ». La configuration Segpa favorise l’approche pluridisciplinaire, elle-même enseignant plusieurs matières. En éducation musicale, elle suit le programme à travers des chansons sur la citoyenneté composant le projet « Citoyens enchantés ». Elle le lie à des sujets que les élèves explorent dans d’autres disciplines.

Une année, suite à une rumeur d’enlèvements d’enfants par un camion blanc garé devant le collège, le commissaire chargé de l’enquête est venu témoigner sur son travail. Le thème de la rumeur a servi de fil. Le projet a été relaté dans le dossier des Cahiers pédagogiques consacré à « Former l’esprit critique ». Il y a eu aussi la question des fakenews, de la vérification des informations : « À qui se fier quand on n’est pas témoin, comment avoir confiance en ce qui est dit ? »

Cette année, le travail des 5e sur le thème de l’homme et la nature, l’impact écologique des humains sur la planète,aura une traduction musicale. Les élèves ont écrit une chanson, recherchent actuellement les accords pour la mettre en musique et aimeraient tourner un clip. « J’essaie au maximum de lier les disciplines entre elles pour avoir plus de concret. Ils me demandent souvent : à quoi ça sert d’apprendre ? Je leur explique que l’essentiel est de toujours apprendre et d’avoir envie d’apprendre pour développer son cerveau, comprendre le monde dans lequel on vit… »

Jules recycle

Les ressources utilisées, les traces des projets sont mises à disposition sur un padlet. C’est le cas notamment pour « Jules recycle », l’entreprise sociale et solidaire créée au sein de la Segpa depuis plusieurs années. Chaque année, les élèves de 5e sont formés au recyclage puis à l’ESS (économie sociale et solidaire). Ils apprennent comment faire pour diriger, faire fonctionner une entreprise avec le principe « un membre, une voix ». Ils enquêtent dans le collège, interviewent les différents acteurs de la structure pour faire un état des lieux de la nature et de la quantité des déchets recyclés.

Fabrication de nichoir

Avec ces éléments, ils proposent des projets puis en choisissent un, par un vote pondéré permettant que toutes les propositions soient prises en compte. « Au début, ce dispositif les surprend, ils sont déstabilisés ; c’est eux qui décident. Ils ont plutôt l’habitude d’être guidés. Petit à petit, ils prennent la main. Il faut savoir laisser la main. » L’an passé, les élèves ont fabriqué des nichoirs à partir de palettes qui ont été installés dans le lycée voisin. Ils ont pu, avec les lycéens, observer les oiseaux.

Le COVID n’empêche pas la poursuite du projet mais bride la socialisation qu’il favorise. « Avant le COVID, les élèves allaient dans les classes pour expliquer le projet et proposer des objets fabriqués. Des élèves de classe ordinaire râlaient de ne pas faire ce genre de projet et voulaient venir en Segpa. » Au fil des projets, de la participation avec les autres collégiens à « Collège au cinéma », « Collège au théâtre », à des journées de lutte contre les discriminations, les amitiés se développent au-delà de la section et les préjugés s’envolent. Ils sont des élèves à part entière, accueillis au sein du collège, à l’échelle de l’établissement.

Hyper fragiles

Alors quand la bande annonce du film Les Segpa produit par Cyril Hanouna a commencé à se diffuser sur les réseaux sociaux, « ça m’a mise en rage car les élèves allaient paniquer. C’est le cas. Ils se disent que si leurs parents voient le film, ils vont penser qu’ils sont des nuls. Ils sont hyper fragiles, cela ne va pas arranger leur estime de soi, et amplifier les stéréotypes qui sont bien ancrés. Les familles vont encore plus hésiter à ce que leurs enfants viennent en Segpa. »

Elle souligne que le racisme social n’est pas loin en s’attaquant à des jeunes et des familles en difficulté qui n’ont ni le temps ni l’énergie de se défendre. Le silence institutionnel est d’autant plus assourdissant, ce qui ne l’étonne guère : « Il faut repenser le système, arrêter de trier les enfants à onze ans pour les mettre sur une voie à part, à cause de difficultés scolaires, le plus souvent liées aux difficultés sociales. » Elle regarde « les petitous » se reconstruire, trouver le goût d’apprendre et se bâtir un avenir. Elle bataille et bataillera encore pour combattre les préjugés, défendre ses élèves, ceux qui ont le plus besoin de notre école.

Monique Royer

Pour en savoir plus :
Le projet « Jules recycle », par Sandrine Sirvent
Le padlet de Sandrine Sirvent
« La course contre la rumeur », dans les Cahiers pédagogiques n°550, « Former l’esprit critique »

À lire sur notre site :
Cyril Hanouna et les Segpa, par Sylvain Connac
« La Segpa pour tous ? », portrait de Gwenael Le Guével par Monique Royer
« Mais madame, on est bête ! », interview d’Anne Tradardi par Rachel Harent
Wadèlse ? Par Gwenael Le Guével