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Préparer la génération Anthropocène : l’éducation par la recherche
La violence lente de l’anthropocène a été définie en premier par le chercheur Rob Nixon1 comme étant une destruction progressive, invisible, qui frappe en priorité les plus démunis, elle est « dispersée dans le temps et l’espace, une violence d’attrition qui, en général, n’est pas perçue comme de la violence du tout ». Pour tout enseignant sensibilisé à cette violence insidieuse, le défi éducatif s’avère de taille : comment préparer les jeunes à un monde qui advient de manière implacable, un monde où les changements bioclimatiques s’annoncent lourds de conséquences irrémédiables pour les générations futures ?
Alors que l’association entre sciences et décisions de politique publique est de plus en plus contestée, l’école doit traiter ces enjeux avec rigueur. Éduquer face à cette lente violence demande de l’imagination et de la détermination pour proposer des savoirs et des valeurs qui font consensus et culture commune. En premier, reconnaissons que l’école emprunte depuis plusieurs années une trajectoire de plus en plus verte, qu’il s’agisse des programmes scolaires ou de la vie des établissements.
Les projets Savanturiers-L’école de la recherche poussent plus loin l’idéal d’émancipation par les savoirs : il s’agit de familiariser les élèves avec toute la chaine des savoirs, de leur production dans les laboratoires jusqu’à leur transmission dans l’enceinte de l’école. Ces projets développent spécifiquement quatre dimensions de l’esprit scientifique : créativité, méthodologie, esprit critique et capacités coopératives.
Depuis 2014, la place de la question bioclimatique structure le programme Savanturiers et déborde le champ de la stricte exploration disciplinaire : de la glaciologie, sentinelle du réchauffement climatique, jusqu’à la justice climatique et la redéfinition du sujet de droit, en passant par l’alimentation durable et la complexité du circuit alimentaire. Le pari est que l’esprit scientifique, ancré dans l’acculturation à la production des savoirs, est la meilleure façon pour donner à tous les élèves les outils pour ne pas subir la violence lente des bouleversements bioclimatiques.
De fait, nous, enseignants et éducateurs, portons une irréductible responsabilité vis-à-vis de ces jeunes dont les décisions et les actions futures détermineront l’habitabilité de la planète pour notre espèce et le maintien d’une civilisation sans onde de choc majeure alors qu’ils ne sont pas responsables du poids de l’histoire environnementale dont ils héritent.
Pour permettre à tous les enseignants d’exercer cette responsabilité, qui n’est pas sans une certaine anxiété, le programme Savanturiers propose un même triptyque : projets pour les élèves, formation des enseignants, ressources pour la classe.
À titre d’exemple, quel sens les élèves attribuent-ils à des données portant sur l’empreinte carbone alimentaire moyenne de chaque français : « 2,1 TCO2 EQ/personne/an » ou bien « 20 % de l’empreinte carbone des Français est liée au secteur agricole, y inclus les gaz à effet de serre émis par l’industrie agroalimentaire et les déplacements, dont la circulation des produits agricoles ou alimentaires à l’international. » ? Qu’en font-ils ?
Pour répondre à cette préoccupation, en partenariat avec l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), nous avons mis à disposition des enseignants :
- Six vadémécums pour les projets Savanturiers de la maternelle jusqu’au lycée et deux défis pour une initiation à en quelques heures ;
- Un MOOC2 regroupant des chercheurs en alimentation, économie, géographie, des enseignants, des acteurs associatifs, des inspecteurs généraux, etc. pour former les enseignants à tous les aspects de l’alimentation durable ;
- Un jeu pour comprendre le circuit alimentaire (production, transport, transformation, distribution, consommation, énergie, main-d’œuvre, coût, matières premières, semences, engrais, sols, additifs, équipements, temps, etc.).
La même démarche est répliquée pour des thématiques aussi diversifiées que la justice climatique, la durabilité urbaine ou encore la biodiversité.
Pourtant, nous avons été débordés par cette violence lente. Taraudée par la conscience aigüe que l’école ne peut pas être instrumentalisée comme une simple réponse sociale à un enjeu géostratégique qui la dépasse largement, et que l’indispensable temps long et lent des apprentissages est incompressible même s’il est en contradiction avec l’urgence de la situation, je me suis tournée vers les acteurs avec lesquels nous pouvons partager cette responsabilité éducative qui nous oblige : les universités et l’action associative hors temps scolaire.
Ainsi est né le programme Science camp en avril 2023. Il s’agit d’une semaine immersive pour les jeunes de 8 à 18 ans sur les campus universitaires partenaires, pendant laquelle ils mènent un projet de recherche conçu par un chercheur de l’université et expérimentent la vie de laboratoire et d’étudiant. Dans cet espace non contraint par les règles scolaires, il a été possible, par une démarche cumulative, de poser les jalons d’une approche systémique en cinq volets :
- Les principes scientifiques du réchauffement climatique (causes, conséquences et solutions).
- Les énergies du futur (exemple : géothermie pour chauffer la ville du futur, les batteries au lithium).
- La biodiversité (exemple : bois et forêts).
- La méthodologie et l’esprit critique (astro-climat).
- La prospective (urbanisme, les grands enjeux stratégiques et scientifiques).
Les science camps, fondés dans la démarche d’éducation par la recherche, permettent aux jeunes de saisir scientifiquement les enjeux environnementaux et surtout d’exercer leur créativité pour explorer et inventer, en équipe, les réponses souhaitables et faisables. Enfin, les science camps invitent les jeunes à appréhender le monde de manière éthique, à réfléchir sur les choix à faire pour un avenir juste et durable. Grâce à ce cadre collectif, bienveillant et qui insère le travail scientifique dans le quotidien, savoir et inventer sont, concrètement, un élan vers un avenir non défini par la violence lente de l’anthropocène.
Il est légitime que les enseignants se sentent écrasés par cette responsabilité. Nous, enseignants, contrairement aux scientifiques qui se sont collectivement mobilisés, nous n’avons pas encore eu de sursaut collectif. Pourtant, nous sommes en première ligne et bien seuls face aux jeunes qui nous sont confiés jour après jour et dont l’avenir nous inquiète. Les routines scolaires sont ô combien rassurantes face aux désastres qui s’annoncent.
Au-delà des évolutions pédagogiques ou curriculaires, il est temps de construire de nouveaux récits, de tisser des liens avec d’autres acteurs du savoir. Car notre mission commune demeure : apprendre aux jeunes à délibérer sur des fondements scientifiques et à arbitrer avec humanisme.
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Notes
- Rob Nixon, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Harvard University Press, 2011.
- https://www.fun-mooc.fr/fr/cours/alimentation-et-environnement-quelle-education-au-developpement/.