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Les BD-dés : « une gymnastique intellectuelle sur la manière de construire une histoire »
Il s’agit de faire créer aux enfants une bande dessinée en volume avec trois dés qu’ils fabriquent eux-mêmes en dessinant une case de bande dessinée sur chaque face. Quand on lance les dés, on raconte à chaque fois une histoire différente. Il y a donc des dizaines d’histoires possibles, de façon aléatoire.
C’est un concept inventé dans la maison d’édition L’Association, par Anne Baraou, avec le dessinateur Alex Baladi. L’Association a même construit et commercialisé un coffret, mais c’est assez surréaliste, poétique, il n’y a pas de narration, le résultat ressemble plutôt à un haïku. Moi, je voulais faire un exercice plus narratif avec mes élèves. C’est un exercice oubapien1 qui les fait beaucoup rire, une gymnastique intellectuelle sur la manière de construire une histoire.
Les élèves fabriquent les dés, avec un « cahier des charges » par étapes. Je leur montre des dés existants pour leur donner envie et qu’ils visualisent le principe.
Ils font d’abord un brouillon avec trois colonnes de six cases, chaque colonne correspondant à un dé. Je leur fais construire la narration, façon cadavre exquis, avec six indications de lieu ou de temps sur un dé, six actions ou évènements sur un autre dé, et six cases d’humeur ou d’état d’esprit. Quand ils font leurs colonnes, souvent ils se trompent et font des lignes, ils cherchent un lien horizontal qui n’existera que très rarement. Je vérifie que leurs propositions fonctionnent à peu près dans toutes les configurations, puis je leur donne un patron de dé en forme de croix, ils dessinent les cases et fabriquent leur cube une fois que toutes les faces sont dessinées.
Les collégiens comprennent très vite où ils vont et s’amusent avec la contrainte, mais les élèves d’âge primaire n’arrivent pas à anticiper sur le résultat, ils font ce qui est demandé et sont émerveillés quand ils découvrent le résultat une fois que c’est construit !
Ce qui est intéressant, c’est de faire faire ce petit exercice aux élèves, sur deux ou trois séances, pour qu’ils envisagent la bande dessinée sous une autre forme : ça n’est plus un enchainement de dessins linéaire, en passant d’un évènement à un autre. Avec ces dés, la case 3 peut arriver avant la case 1, ça marche dans tous les sens. Et plus c’est débile, plus c’est drôle !
J’aime bien leur montrer que la bande dessinée, c’est autre chose que ce qu’ils connaissent. Beaucoup d’auteurs ou autrices cherchent d’autres liens entre les cases que la narration classique. Ils voient ainsi que le lien n’est pas forcément chronologique. Et puis, c’est en volume, ça sort aussi de la bande dessinée en 2D.
Par ailleurs, c’est un petit exercice qui ne dure pas longtemps, et qui leur permet de faire une pause après trois mois passés sur une même planche. C’est récréatif.
Oui, une année pour une exposition. C’était une histoire en neuf cases, qui étaient toutes interchangeables, avec un flashback. Mais c’est plus long et ils en ont assez de travailler à ça au bout d’un moment.
Il est rare que deux élèves fassent l’exercice en même temps, puisque je le place entre deux travaux plus longs et que chacun va à son rythme. Donc je ne l’ai jamais fait, mais ça pourrait très bien fonctionner.
Ils adhèrent, d’autant que je ne l’impose jamais. Parfois les plus âgés trouvent cela trop ludique. Mais je l’ai fait avec des collégiens déscolarisés, et c’était un des exercices qui leur plaisait le plus.
En général, l’objet les fait rire, ils comprennent très vite que ça peut faire rire les autres, et créer un effet de groupe, alors que la bande dessinée, c’est plutôt une activité solitaire. Souvent quand un des élèves du groupe l’a fait, j’ai une avalanche de demandes dans le groupe ensuite. Ça les amuse, ils sont contents d’avoir réalisé quelque chose rapidement, ils savent qu’ils vont épater les parents en rentrant. Bon, ils ne comprennent peut-être pas toujours l’intérêt intellectuel que j’y vois moi…
Le fait que ce soit en volume joue. C’est plus compliqué à aborder, ils en font probablement moins en classe, mais ça leur plait énormément
Oui. Une fois, on a fait une exposition de bande dessinée en volume, avec des enfants de 8-14 ans. On avait imaginé une histoire avec des chiens et créé des silhouettes découpées dans du carton et illustrées des deux côtés, qu’on avait disposées dans un parc, et, lorsqu’on les suivait, cela racontait une histoire. Au début, les élèves l’avaient mal pris, ils trouvaient que ce n’était pas de la bande dessinée. Et en fait, ils se sont énormément amusés, justement parce que ça les avait sortis de la planche habituelle qu’on expose, ou qu’on va lire sur un mur.
Une autre année, j’avais fait faire une exposition avec des miroirs, qui faisaient entrer les spectateurs dans le décor et dans l’histoire.
Une autre fois encore, il fallait décorer un kiosque avec des histoires qui tournaient en rond. On appelle ça un morlaque, un récit qui se « mord la queue », dont la fin se raccorde au début. C’est aussi une invention de l’OuBaPo. On est obligé de tourner pour lire la BD. Cela peut se faire avec, par exemple, un type qui marche dans la rue, voit un fastfood, traverse la rue pour y aller manger, est renversé par une voiture, est sonné, se relève, voit le fastfood, etc. Ou on peut construire une histoire autour de la poule qui devient un œuf qui devient une poule, etc.
Pour en savoir plus
Nicolas Juncker a réalisé les dessins d’humour du dossier de notre n° 564, « La coéducation permanente ».
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