Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Les BD-dés : « une gymnastique intellectuelle sur la manière de construire une histoire »

Raconter une histoire en bande dessinée, il n’y a pas de quoi étonner. Mais le faire en volume et avec des dés, voilà qui est plus surprenant ! Découvrez les BD-dés avec Nicolas Juncker, auteur de bande dessinée et enseignant extrascolaire auprès d’enfants et d’adolescents.
Quel est le principe des BD-dés ?

Il s’agit de faire créer aux enfants une bande dessinée en volume avec trois dés qu’ils fabriquent eux-mêmes en dessinant une case de bande dessinée sur chaque face. Quand on lance les dés, on raconte à chaque fois une histoire différente. Il y a donc des dizaines d’histoires possibles, de façon aléatoire.

C’est un concept inventé dans la maison d’édition L’Association, par Anne Baraou, avec le dessinateur Alex Baladi. L’Association a même construit et commercialisé un coffret, mais c’est assez surréaliste, poétique, il n’y a pas de narration, le résultat ressemble plutôt à un haïku. Moi, je voulais faire un exercice plus narratif avec mes élèves. C’est un exercice oubapien1 qui les fait beaucoup rire, une gymnastique intellectuelle sur la manière de construire une histoire.

Pouvez-vous nous décrire le processus ?

Les élèves fabriquent les dés, avec un « cahier des charges » par étapes. Je leur montre des dés existants pour leur donner envie et qu’ils visualisent le principe.

Ils font d’abord un brouillon avec trois colonnes de six cases, chaque colonne correspondant à un dé. Je leur fais construire la narration, façon cadavre exquis, avec six indications de lieu ou de temps sur un dé, six actions ou évènements sur un autre dé, et six cases d’humeur ou d’état d’esprit. Quand ils font leurs colonnes, souvent ils se trompent et font des lignes, ils cherchent un lien horizontal qui n’existera que très rarement. Je vérifie que leurs propositions fonctionnent à peu près dans toutes les configurations, puis je leur donne un patron de dé en forme de croix, ils dessinent les cases et fabriquent leur cube une fois que toutes les faces sont dessinées.

Trois BD-dés en noir et blanc, qui ont bien servi. On peut lire "dans la jungle " et "à la plage" sur le premier, "c'est nul" et "c'est triste" sur le deuxième, et "je regarde la télé" et "je joue du piano" sur le troisième.

Les collégiens comprennent très vite où ils vont et s’amusent avec la contrainte, mais les élèves d’âge primaire n’arrivent pas à anticiper sur le résultat, ils font ce qui est demandé et sont émerveillés quand ils découvrent le résultat une fois que c’est construit !

Quel est votre objectif avec cet exercice ?

Ce qui est intéressant, c’est de faire faire ce petit exercice aux élèves, sur deux ou trois séances, pour qu’ils envisagent la bande dessinée sous une autre forme : ça n’est plus un enchainement de dessins linéaire, en passant d’un évènement à un autre. Avec ces dés, la case 3 peut arriver avant la case 1, ça marche dans tous les sens. Et plus c’est débile, plus c’est drôle !

J’aime bien leur montrer que la bande dessinée, c’est autre chose que ce qu’ils connaissent. Beaucoup d’auteurs ou autrices cherchent d’autres liens entre les cases que la narration classique. Ils voient ainsi que le lien n’est pas forcément chronologique. Et puis, c’est en volume, ça sort aussi de la bande dessinée en 2D.

Par ailleurs, c’est un petit exercice qui ne dure pas longtemps, et qui leur permet de faire une pause après trois mois passés sur une même planche. C’est récréatif.

Vous avez déjà essayé de faire ça avec plus de trois dés ?

Oui, une année pour une exposition. C’était une histoire en neuf cases, qui étaient toutes interchangeables, avec un flashback. Mais c’est plus long et ils en ont assez de travailler à ça au bout d’un moment.

Et mélanger les dés d’élèves différents ?

Il est rare que deux élèves fassent l’exercice en même temps, puisque je le place entre deux travaux plus longs et que chacun va à son rythme. Donc je ne l’ai jamais fait, mais ça pourrait très bien fonctionner.

Comment les élèves réagissent à la proposition ?

Ils adhèrent, d’autant que je ne l’impose jamais. Parfois les plus âgés trouvent cela trop ludique. Mais je l’ai fait avec des collégiens déscolarisés, et c’était un des exercices qui leur plaisait le plus.

En général, l’objet les fait rire, ils comprennent très vite que ça peut faire rire les autres, et créer un effet de groupe, alors que la bande dessinée, c’est plutôt une activité solitaire. Souvent quand un des élèves du groupe l’a fait, j’ai une avalanche de demandes dans le groupe ensuite. Ça les amuse, ils sont contents d’avoir réalisé quelque chose rapidement, ils savent qu’ils vont épater les parents en rentrant. Bon, ils ne comprennent peut-être pas toujours l’intérêt intellectuel que j’y vois moi…

Le fait que ce soit en volume joue. C’est plus compliqué à aborder, ils en font probablement moins en classe, mais ça leur plait énormément

Vous faites souvent des travaux en volume ?

Oui. Une fois, on a fait une exposition de bande dessinée en volume, avec des enfants de 8-14 ans. On avait imaginé une histoire avec des chiens et créé des silhouettes découpées dans du carton et illustrées des deux côtés, qu’on avait disposées dans un parc, et, lorsqu’on les suivait, cela racontait une histoire. Au début, les élèves l’avaient mal pris, ils trouvaient que ce n’était pas de la bande dessinée. Et en fait, ils se sont énormément amusés, justement parce que ça les avait sortis de la planche habituelle qu’on expose, ou qu’on va lire sur un mur.

Des silhouettes de chiens bleus avec une laisse rouge posées sur les pelouses d'un parc public. On lit "Fichue laisse !" sur l'une, est accrochée à un arbre par une laisse, et "Enfin libre !" sur la suivante, en train de courir, tandis que plus loin, le même chien joue de la guitare.

L’exposition qui a du chien.

Une autre année, j’avais fait faire une exposition avec des miroirs, qui faisaient entrer les spectateurs dans le décor et dans l’histoire.

Une autre fois encore, il fallait décorer un kiosque avec des histoires qui tournaient en rond. On appelle ça un morlaque, un récit qui se « mord la queue », dont la fin se raccorde au début. C’est aussi une invention de l’OuBaPo. On est obligé de tourner pour lire la BD. Cela peut se faire avec, par exemple, un type qui marche dans la rue, voit un fastfood, traverse la rue pour y aller manger, est renversé par une voiture, est sonné, se relève, voit le fastfood, etc. Ou on peut construire une histoire autour de la poule qui devient un œuf qui devient une poule, etc.

Propos recueillis par Cécile Blanchard

Pour en savoir plus

Nicolas Juncker a réalisé les dessins d’humour du dossier de notre n° 564, « La coéducation permanente ».


À lire également sur notre site

« Être adulte, c’est renouer avec son enfance », entretien avec Émile Bravo

La Balade nationale, entretien avec Etienne Davodeau et Sylvain Venayre

Bulles de femmes, par Camille Roelens

« Musées et artistes vus par la bande dessinée », par Christophe Raffy

Mélie Jouassin : « La bande dessinée est définitivement entrée à l’école »


Sur notre librairie

Couverture du numéro 506 des Cahiers pédagogiques, « À l'école de la bande dessinée ».

Notes
  1. L’OuBaPo est l’Ouvroir de bande dessinée potentielle, groupe de créateurs et créatrices de bandes dessinées qui explore les potentialités de la bande dessinée sous contrainte, comme il existe l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle).