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Le quatre-quarts d’un changement éducatif

Photo C. Blanchard
Aller « vers l’école et l’éducation de demain » nécessite d’avoir un horizon clair. Celui-ci est déterminé par des enjeux d’acculturation de la jeunesse et de formation des éducateurs, d’épanouissement personnel (des élèves et des professionnels de l’école), de sécurisation des relations (au sein des classes et des équipes pédagogiques), de cohésion sociale (en classe, à l’école, dans les territoires) et de réussite équitable à l’école (correspondant à la logique de l’excellence éducative structurée par les progrès de chacun, quelles que soient les origines individuelles).
C’est en allant dans cette direction que nous pouvons penser les quatre préoccupations du colloque du CRAP-Cahiers pédagogiques d’octobre 2025 : coopération, émancipation, écologie et intelligence artificielle générative.
Voici quelques réflexions issues des quatre ateliers de ce colloque, chacune subdivisée en quatre points de passage incontournables. De là à en faire une recette de quatre-quarts…
- Coopération : ensemble des situations interactives où des sujets apprennent, gagnent en robustesse ou progressent avec, par et pour les autres.
Pour y parvenir, il faudrait :
• partir d’une initiative valorisée venant des élèves, des collègues, des parents d’élèves : il ne faut jamais forcer la coopération ;
• proposer une formation initiale, pour rendre accessibles les modalités, les intérêts et les limites de la coopération (tant pour les jeunes que pour les adultes) ;
• adopter un principe de réciprocité, pour que chacun puisse donner et donc accepter de recevoir en cas de besoin, au sein de la classe et au sein de collectifs coopératifs, tant dans l’entraide et le partage que dans la compétition et le dépassement de soi par la confrontation aux autres ;
• avoir le souci de la dignité de l’existence humaine, la coopération n’exigeant pas l’asservissement des populations vulnérables, mais au contraire cherchant à mobiliser leurs forces et leurs talents pour les laisser se créer suffisamment de robustesse personnelle face aux situations douloureuses de la fragilité.
Mais la coopération est-elle une conception politique que l’on défend (contre, par exemple, une autre conception plus tournée vers les libertés individuelles) ou, au contraire, une réalité biologique des relations entre individus, tellement présente autour de nous qu’on ne la voit plus à l’œuvre ?
- Émancipation : processus par lequel une personne se libère d’un pouvoir qui la maintenait sous tutelle.
Là aussi, un chemin se dessine entre quatre incontournables :
• faire vivre le projet éducatif de Condorcet de 1792 : « Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéissent pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes : celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maitres et celle des esclaves. » (cité par Jean Maillet, Pierre Chevallier, Bernard Grosperrin, L’enseignement français de la Révolution à nos jours, Mouton, 1968) ;
• aller vers une émancipation autour de quatre dimensions interdépendantes : intellectuelle, sociale, politique et existentielle, par un processus dialectique de subjectivation, entre l’individuel et le collectif1 ;
• concilier une émancipation individuelle et collective : individuelle à travers la lutte contre les automatismes de la pensée (par exemple face aux sens automatiques que l’on donne aux situations), collective par l’entretien de collectifs sécurisés (par exemple dans le cadre de la justice réparative). C’est ce qui serait en mesure de donner une direction axiologique à la quête du sens d’exister, par la mise à distance de toutes formes d’influences et de pensées préconçues : en matière de croyances, de modes, d’idées politiques ou partisanes ;
• favoriser une éducation au « penser par soi-même », à travers des cycles d’expériences de discussions à visées démocratiques et philosophiques (voir les travaux de Michel Tozzi), pour que chacun apprenne avec et par d’autres, parce que le principe d’une émancipation est de s’affranchir de toute emprise, en n’étant pas systématiquement d’accord avec le dernier ou le plus influent qui a parlé, pour penser de manière rationnelle et raisonnable ce que l’on veut dire (plutôt que de dire seulement ce qui nous vient en tête pour asservir l’autre dans la relation).
Mais qui choisit le sens de l’émancipation à promouvoir par l’éducation ? Vaut-il mieux favoriser l’émancipation individuelle, au risque de détériorer le lien social et créer de l’angoisse existentielle, ou imposer des formes de révélation à soi par les autres, au risque d’homogénéiser les pensées et de brider la créativité et la richesse de la diversité ?
- Écologie : discipline qui étudie les interactions entre les êtres vivants et leur environnement, et étude de la structure et du fonctionnement des écosystèmes.
On devrait aborder l’écologie avec les élèves :
• sur la base d’une attention de préservation de nos environnements communs, selon le principe d’une relation sensible à un environnement considéré comme un milieu de vie intime (voir les travaux de Dominique Cottereau) ;
• vers une évolution de la notion de bonheur, décontaminée du plaisir immédiat de la consommation de produits jetables et d’énergies fossiles, bonheur plus en lien avec le plaisir d’être et de vivre avec et pour d’autres des moments d’attention, de partage et de reconnaissance mutuelle ;
• à partir de pédagogies de projet, qui donnent la possibilité aux jeunes de devenir auteurs et acteurs de changement vs d’autres conceptions par projets d’adultes (avec des élèves consommateurs passifs de consignes imposées) ou par projets collectifs qui enferment chacun dans des rôles socialement déterminés (les concepteurs, les exécutants, les passifs et les gêneurs – voir les travaux de Philippe Meirieu), de manière à ce que les élèves apprennent l’engagement cognitif, citoyen et politique.
Mais pourquoi sensibiliser la jeunesse aux questions écologiques alors que ce sont les adultes d’aujourd’hui qui sont en mesure de pouvoir changer les paradigmes de la vie humaine de demain ? Vaut-il mieux continuer à éduquer à l’environnement et à l’écologie, au risque de créer du découragement face à l’inertie collective, ou prendre le risque de sortir de l’école pour accélérer la transformation des politiques par la contrainte populaire ?
- Intelligence artificielle générative (IAG) : machine intelligente qui crée du contenu à partir d’une base de données mise à disposition.
Comment s’y prendre pour intégrer l’IAG à l’école de demain ? Cela pourrait passer :
• par une augmentation de l’autorisation créatrice et critique de chaque élève, à travers la mise à disposition de ressources facilitant l’expression individuelle et collective de la réalisation. Confier à des robots ce qui relève de fonctions subalternes dans des activités qui nécessitent une conduite large et complexe ;
• par une éducation aux usages des solutions numériques (biais, coûts, possibles), pour faire que l’humain domine la machine et pour éviter que la société devienne un agrégat de particules de capital, pour faire de l’école une propédeutique de la vie sociale (« l’IAG est une réalité de nos vies pédagogiques » et c’est à ce titre qu’elle mérite d’être travaillée avec les élèves, pour qu’ils n’en soient pas les victimes passives) ;
• par l’envie de faire de l’école un espace de rapport à des savoirs en mesure de freiner les liens de dépendance-soumission à une technologie qui fait perdre la main ;
• par une priorisation de l’activité cognitive sur les réalisations scolaires (les tâches), de ce qui se construit au niveau des connaissances (et des compétences) et de leur maitrise plutôt que sur ce qui vise une efficacité selon des logiques de production.
Mais quel équilibre trouver entre différentes sources d’informations : par l’enseignant et les ressources didactiques mises à disposition, par les pairs et les interactions coopératives, par les solutions numériques et les IAG ? Vaut-il mieux éduquer les jeunes aux usages de l’IAG pour qu’ils apprennent à moins s’en servir ou, au contraire, les orienter principalement vers des activités que les IAG ne pourront jamais faire à la place de l’humain ?
La devise des Cahiers pédagogiques est : « Changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société. »
Sommes-nous suffisamment au clair avec un projet politique d’éducation pour oser investir les espaces citoyens de construction du politique ? Quelle est la nature de ce projet ? Sommes-nous convaincus qu’une école différente, plus humaine et écologique, est en mesure de contrecarrer les déterminismes sociaux, culturels, personnels et environnementaux ? A-t-on suffisamment de repères pour attester qu’une autre éducation conduit à d’autres relations au sein de la cité ?
Un projet est à construire, d’abord autour d’intentions qui ne bougeront pas sur un temps long. Ce projet est à penser jusqu’à sa praxéologie (les détails de sa mise en œuvre), afin que des élèves puissent, sur une éducation longue et globale, en être transformés. Des outils de suivi et d’étude de ces transformations sont à construire pour que l’on puisse assurer du bienfondé de la démarche indépendamment des biais d’interprétation personnel ou de l’effet Buñuel (qui consiste à croire collectivement en des idées qui ne sont plus contestées par l’extérieur du collectif fermé sur lui-même, dans un effet d’autoenfermement).
Professeur en sciences de l’éducation à l’université Paul-Valéry de Montpellier
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Notes
- Voir Guillaume Caron, « L’émancipation comme finalité pédagogique en contexte scolaire », Penser l’éducation vol. 50, 2022, p. 9-34. https://journals.openedition.org/pensereduc/608#quotation



