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La pédagogie : un secours pour la démocratie ?
Nous sommes enseignants dans le même lycée à Épinay-sur-Seine. Dimanche dernier, le 7 juillet 2024, nous avons expiré ensemble un souffle retenu pendant plus de trois semaines. Le lendemain, nous nous sommes retrouvés dans la cour du lycée pour consulter les résultats de nos élèves au baccalauréat. Le soulagement de la veille n’a été que de courte durée car, déjà, café à la main, une question traverse nos échanges : que peuvent les enseignants au cœur de cette crise politique inédite ? « Plus jamais ça », « changement de politique »…
Des citoyens semblent attendre de leurs représentants un travail collectif au service d’une entreprise commune : la lutte contre l’extrême droite. Et si tout commençait à l’école, dans la salle de classe ? Depuis quelques jours, les tribunes pleuvent sur le rôle ou les enjeux de l’école. Si ces textes éclairent le contexte, ils partagent souvent de grands principes qui ne parviennent à convaincre que les convaincus.
Et si nous partagions nos échanges de ce lundi matin ? L’idée nous vient de rédiger un article. Quel intérêt ? Contribuer modestement aux réflexions actuelles depuis le cambouis de la classe. Une modeste conversation de professeurs entremêlant pédagogie, changement de société et démocratie.
– Laurent Reynaud : Tu as remarqué les mots qui ont qualifié cette période électorale que l’on vient de vivre ? Sursaut, surprise, frémissement, étonnement, soulagement…
– Céline Cael : Oui, tous évoquent des émotions vives. C’est rassurant, ça montre que la séquence politique actuelle nous a véritablement saisis. Le regain de participation électorale montre aussi qu’il y a bien plus d’intérêt pour la politique qu’on ne l’entend parfois.
– L.R. : Pourtant, ces mots m’inquiètent. Ils caractérisent des états soudains, ponctuels, et bien souvent éphémères. Est-ce à dire que nous serions des citoyens-pulsions ? Animés par des avis politiques mais condamnés à l’errance des surréactions, aussi vives que fugaces.
– C.C. : Laurent, s’il te plait, est-ce qu’on peut juste savourer cette victoire ?
– L.R. : OK, mais ne savourons peut-être pas trop longtemps. Les injonctions au sursaut républicain suffiront-elles toujours en 2027, ou après ?
– C.C. : On peut résolument en douter. Ce recours à l’urgence du barrage s’épuise au fil du temps. Et puis, beaucoup rêvent d’autre chose comme choix politique ! N’oublions pas que l’extrême droite semble avoir gagné une bataille, celle des idées, en mettant au cœur du débat politique des discours rejetant des consensus scientifiques pourtant clairs : les causes du réchauffement climatique ou encore l’existence d’un racisme structurel dans nos sociétés. Je me demande parfois si leur montée en puissance ne traduit pas surtout un échec de l’éducation ? Où est donc l’esprit critique que nous sommes censés former chez les élèves, citoyens en devenir ?
– L.R. : Tu interroges le rôle de l’école, mais elle ne peut pas tout ! En tout cas, je n’ai pas de réponse claire. Personnellement, je me suis interrogé sur le rôle des enseignants que nous sommes. Pendant ces trois semaines, une question m’a obsédé : que faire sous un gouvernement d’extrême droite au pouvoir, rester pour résister ou partir pour ne pas cautionner ? Et maintenant, en voilà une autre : que faire, au cœur de la salle de classe dès septembre, et de notre établissement, pour ne plus avoir à se poser la question ?
– C.C. : Déjà, il faudrait assumer, et revendiquer, le temps long ! Je n’en peux plus de courir, et de faire courir, après les évaluations, les dossiers Parcoursup, le programme dense, etc. Qui peut encore croire que bourrer les crânes permet d’apprendre à réfléchir ? On parlait d’esprit critique, de réflexions, de compromis. Cela prend bien plus de temps que de donner un cours magistral que les élèves apprendront par cœur comme on mémorise un mantra.
– L.R. : Nous le faisons déjà un peu dans notre manière d’envisager le travail en groupe1, non ? Nous créons des espaces pour que les élèves échangent et confrontent leurs certitudes pour cultiver le doute. On travaille aussi l’inflexion d’idées avec les débats mouvants2. Tout n’est pas qu’affaire de temps, il y a des choses faisables dans le carcan que l’on a, mais cela implique de questionner nos objectifs de travail.
– C.C. : Oui, voilà, j’aimerais qu’on reconnaisse que notre travail consiste à prendre le temps avec les élèves de réinterroger, de questionner, de douter, au lieu de simplement les gaver de connaissances. Forger un esprit critique pérenne plutôt que transmettre à tout prix un paquet de connaissances volatiles.
– L.R. : Les deux s’opposent-ils ?
– C.C. :Non, mais il faut assumer de mettre une priorité sur la première ambition car, précisément, c’est la garantie que les élèves s’approprient vraiment les savoirs académiques.
– L.R. : Ce que tu dis me fait penser à une élève qui a passé son grand oral avec cette question : « En quoi l’école contribue-t-elle au stress chronique des individus ? » Quand je l’ai interrogée sur le choix de son sujet, sa réponse m’a fait prendre conscience du ressenti que tu évoques : « On va trois fois par jour sur Pronote [environnement numérique de travail sur lequel s’affichent les notes des élèves]. Je pensais que l’école formait l’esprit critique, tout ça, mais ce qui reste à la fin, c’est que du stress. » Je pourrais parfois faire la même réponse du côté des enseignantes et enseignants, avec le temps passé sur Pronote ou sur les évaluations nationales. La frénésie de la mesure et la recherche d’efficacité technique ne nous détournent-elles pas de notre mission première : celle de former ?
– C.C. : Voilà, c’est exactement ça ! Il faudrait revendiquer de pouvoir utiliser le temps pour faire réfléchir nos élèves sur la durée, plutôt que les assigner à apprendre une série de notions. Les politiques éducatives peuvent contribuer à cela en repensant la densité des programmes scolaires et en favorisant la formation enseignante. Surtout, elles doivent assumer le rôle central de l’école dans la construction d’une société démocratique et respectueuse de l’altérité.
– L.R. : Parfois je me demande si on ne se cache pas derrière ces besoins de réformes éducatives structurelles ? Elles sont bien sûr essentielles, mais sans doute peu efficaces sans réflexion des équipes pédagogiques sur leur propre culture. Par exemple, la réduction des effectifs change-t-elle nos manières de faire classe ? On peut postuler que oui : en changeant la structure, on change la culture, mais ce n’est pas si évident.
– L.R. : Comme à chaque crise, on se retourne vers l’école pour chercher les causes ou les solutions. C’est parfois un peu trop facile. Néanmoins, où apprend-on ce que veulent dire citoyenneté et démocratie, si ce n’est en classe ?
– C.C. : C’est justement le cas en cours d’enseignement moral et civique (EMC), non ?
– L.R. : Rien que le mot moral peut questionner. Mais au-delà des mots, c’est plus la manière de faire l’EMC qui compte : ce n’est manifestement pas suffisant de parler de démocratie, il faut que les élèves vivent et expérimentent ce modèle politique.
– C.C. : Je te dirais bien qu’il y a les élections des délégués3 pour cela, mais je te connais, tu vas me dire que ce n’est pas suffisant !
– L.R. : Bien sûr ! Avec cette élection, on ne « forme » que deux élèves par classe à l’exercice de la démocratie représentative, et je passe sur le fait que ce sont toujours les mêmes au fil des ans. Tous les autres élèves sont appelés à voter en octobre, et on passe vite à autre chose. On en revient aux citoyens-pulsions. Il semble désormais nécessaire d’engager davantage d’élèves à vivre l’expérience démocratique, par exemple en faisant deux ou trois élections de délégués dans l’année, ou, mieux encore, en organisant des temps collectifs où les élèves apprennent à décider ensemble comme les conseils d’élèves4.
– C.C. : Je te rejoins, les conseils d’élèves permettent en effet de discuter de choses concrètes, de prendre des décisions mais aussi de questionner les règles. Les élèves expérimentent davantage ce qu’est le processus démocratique avec cette pratique.
– L.R. : Il faudrait d’ailleurs les faire évoluer l’année prochaine. Cesser les prises de décisions par vote, car, à l’échelle de la classe, cela impose les choix de la majorité qui contraignent la minorité. Progressivement, on voit bien que cela entretient des dérives claniques où certains se lassent et ne participent plus. À l’échelle de la classe, on doit pouvoir organiser des modes de prise de décision plus unanimes qui contribuent à la recherche de compromis.
– C.C. : Cela étant, ce n’est pas simple pour tous les collègues de laisser cette part de l’autorité, comme la prise de décisions pour la classe, à leurs élèves. On en revient à cette question de la culture pédagogique.
– L.R. : Céline, parfois je doute.
– C.C. : Tant mieux !
– L.R. : Je me demande si former les élèves à la démocratie est bien suffisant.
– C.C. : Ce serait déjà bien…
– L.R. : Il faut aussi donner gout à la démocratie. Partir du principe que ce n’est pas acquis. Peut-être qu’on agit trop souvent comme si cela allait de soi. La démocratie, c’est lent, pénible et parfois une décision autoritaire est bien plus simple à mettre en œuvre ! Regarde l’autorité en classe, on est tenté de l’imposer au lieu de la discuter avec les élèves…
– C.C. : Mais si on empêche les élèves de questionner les règles, ne sommes-nous pas déjà, malgré nous, en train de semer les graines de l’autoritarisme ?
– L.R. : Qu’est-ce que la pédagogie peut faire à ce niveau ? Je pense à la citation de Jean Zay, « les écoles doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas ». Nous pourrions au moins laisser de la place aux querelles des enfants pour justement tenter de les résoudre de manière démocratique avec eux. Aussi, l’école est un des rares lieux de mixité sociale, c’est donc bien en classe qu’on peut apprendre qu’aider l’autre ne se fait pas au détriment de la progression individuelle, comme lorsqu’on met en œuvre la pratique de l’arpentage5.
– C.C. : La mixité sociale… Ou plutôt ce qu’il en reste ! Regarde le niveau d’évitement de l’établissement de secteur par les familles favorisées !
– L.R. : Encore une fois, la culture ne va pas sans la structure. Favoriser la mixité sociale à l’école, c’est à la fois changer la structure, notamment en limitant l’évitement scolaire, mais cela ne servirait à rien si on ne change pas la culture pédagogique qui permet de mettre concrètement en œuvre l’entraide à l’école1. Pas facile de faire évoluer cette culture du professeur-précepteur sachant tout !
– C.C. : Ta référence au professeur qui détient tout le savoir me fait penser à certains collègues très engagés politiquement mais qui font cours avec une pédagogie très verticale. La pédagogie, c’est aussi un levier politique. Si elle n’a pas vocation à être partisane, il n’en demeure pas moins qu’elle permet de faire vivre des expériences démocratiques, de déconstruire les évidences, d’apprendre le vivre et le faire ensemble.
– L.R. : Ça me fait penser à cette citation de Célestin Freinet dans L’éducateur prolétaire de 1936 : « Nous ne comprendrions pas que des camarades fassent de la pédagogie nouvelle sans se soucier des parties décisives qui se jouent à la porte de l’école: mais nous ne comprenons pas davantage les éducateurs qui se passionnent, activement ou plus souvent passivement, hélas ! pour l’action militante, et restent dans leur classe de paisibles conservateurs, craignant la vie et l’élan, redondant l’apparent désordre de la construction et de l’effort. »
– C.C. : C’est devant ce dilemme que l’on bloque depuis tout à l’heure : les programmes politiques – et ceux des législatives ne font pas exception – proposent des réformes pour modifier la structure du système éducatif. Il y est très peu question de culture pédagogique. Pourtant, l’un ne va pas sans l’autre.
– L.R. : Il y a tant à faire en termes de structure éducative : réduire les effectifs, alléger les programmes, augmenter les budgets des écoles et les salaires des professeurs, arrêter la course aux réformes brutales, et j’en passe.
– C.C : C’est important de s’engager pour pousser cette évolution, mais cela n’est pas incompatible avec un changement de culture pédagogique. Ce changement-là, il est à portée de main dès septembre : on peut se retrousser les manches au lieu d’attendre les bras croisés le grand soir politique !
L.R. : Tiens, regarde, je viens de recevoir ce message de Laurent Bellenguez6 : « Il ne nous reste plus qu’à construire de vrais chemins solides d’humains et plus uniquement de fragiles barrages de castors. »
Enseignants en lycée et membres du CRAP-Cahiers pédagogiques
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Pour approfondir les liens entre pédagogie et démocratie : « Que peut faire la pédagogie face à la crise démocratique ? »
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Notes
- Voir l’ouvrage : Laurent Reynaud, Faire collectif pour apprendre, ESF Sciences humaines et Cahiers pédagogiques, 2022.
- Ibid.
- Voir l’article : Alexis Beaulieu, Raphaël Delarge, Cécile Morzadec, Laurent Reynaud, « Quand l’élection des délégués de classe ne mobilise plus », article publié sur le site des Cahiers Pédagogiques, le 27 octobre 2021.
- Laurent Reynaud, Faire collectif pour apprendre, ESF Sciences humaines et Cahiers pédagogiques, 2022.
- Voir l’article : Céline Cael, Hadrien Pierre, Manon Pierre, « Comprendre des ouvrages complexes grâce à la coopération », Animation et Éducation n° 300, 2024.
- Enseignant et auteur de Graines d’avenir, éditions Cafard, 2022.