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Débat : le développement personnel a-t-il sa place à l’école ?

Des rayons des librairies aux comptes Instagram, en passant par les propositions de coaching, le développement personnel s’installe progressivement dans la société.
Le ministère de la Santé semble suivre la tendance, à en croire le tout récent référentiel opérationnel des professionnels experts et formateurs des compétences psychosociales (CPS), qui associe le mot « personnel » à tous les termes : forces, valeurs, but, efficacité, aspirations, etc. (occurrence de 181 pour le mot « personnel » contre 17 pour le mot « collectif »).
Ce référentiel s’adresse en partie aux enseignants qui travaillent avec la classe. Pourtant, la classe reste un des rares lieux de notre société où se rencontrent encore un peu les différences, avec l’ambition d’un travail commun : celui d’apprendre. Dès lors, comment faut-il percevoir l’engouement actuel des CPS en éducation : une résignation à mobiliser ces différences pour renforcer l’individualisme du développement personnel ou une occasion pour faire du collectif un moyen et un objectif d’apprentissage ?
La publication de ce référentiel a été l’objet d’un échange entre militants du CRAP-Cahiers pédagogiques, enseignantes, formateurs et chercheurs, dont voici une synthèse.
Sylvain : Je ne sais pas si vous avez vu qu’il y a une nouvelle mouture des CPS. Les auteurs de ce document ont enlevé l’expression « méditation de pleine conscience », pour la remplacer par « pleine attention ».
Jean : Si si, j’ai presque tout lu.
Sylvain : Il y a une vision très centrée sur l’individu, non ? Si quelqu’un a des soucis qui se traduisent par des émotions désagréables, il faut qu’il agisse sur lui-même. Rien sur l’environnement ni sur les institutions, rien sur l’encouragement à créer ou consolider des collectifs soutenants…
Laurent : Je suis tombé sur les publications de Stéphanie de Vanssay, elle a fait un super travail d’analyse sur la première mouture de ce référentiel. Elle a notamment soulevé le problème de l’occurrence du mot compassion et, comme nous, le recours presque exclusif à l’individu.
Jean : En fait, je trouve que nous sommes à la limite du développement personnel, et c’est un peu gênant.
Nathalie : De quel côté de la limite ?
Jean : C’est une bonne question. Je trouve que ce document met une certaine pression sur les enseignants avec ces CPS (surtout les émotionnelles), avec une sorte d’injonction au bienêtre. Après, je vous trouve assez critiques — je n’ai peut-être pas assez de recul. Je pense que ce référentiel, malgré des défauts, permet de formaliser pas mal de choses, surtout pour des collègues très éloignés de tout ça. Maintenant, il faudra bien amener tout cela aux collègues pour favoriser les apprentissages de tous nos élèves. On verra bien.
Cécile : C’est exactement ce qu’a écrit dans un article pour le prochain numéro des Cahiers pédagogiques un formateur CPS de mon groupe de formateurs, qui commence à avoir un regard très critique sur les formations CPS.
Pierre : À propos des CPS… Je ressens un débat émotionnel, je me sens en vigilance en y entrant. D’abord, c’est un référentiel du ministère de la Santé, pour que l’on parle de la même chose, il vise à « à favoriser la compréhension des mécanismes psychologiques à la base de chacune des CPS » (p.12). C’est plutôt une bonne initiative, à mon sens.
Par ailleurs, ce document est un premier tome, le deuxième est à paraitre.
À vous écouter, je me questionne sur cette aversion systématique et à priori au sujet du « développement personnel ». La prise en compte de l’individu est une évolution forte dans notre société, avec de multiples effets. Je m’arrête sur un indicateur : en quarante ans, le nombre de suicide des moins de 24 ans a été divisé par deux. Si ces jeunes se retrouvent dans des institutions où les adultes ont eu aussi, petit à petit, accès à ces connaissances, je trouve cela positif.
Maintenant, la manière dont cela doit être présent à l’école reste à déterminer et le diable peut être dans les détails.
Sylvain : Ne trouves-tu pas curieux que cet événement du développement personnel arrive au moment même de la mainmise sur les questions politiques par une politique plutôt libérale et néolibérale ?
Pour moi, ce n’est bien évidemment pas un complot, mais une stratégie globale de centrer les attentions sur le bienêtre des individus au détriment des collectifs, ces mêmes collectifs qui ont été les seuls dans l’histoire à lutter contre les privilèges des plus puissants. Cette insistance sur le développement personnel me fait bien penser à l’histoire de la grenouille dans la marmite d’eau chaude… Autrement dit, dommage qu’on parle surtout de développement personnel et quasiment jamais de développement collectif.
Pierre : C’est possible. Je lis en ce moment un livre dont c’est un des thèmes centraux : La Zone du dehors, d’Alain Damasio. Encore une fois, la vigilance est de mise, mais cela ne disqualifie pas en soi l’accent mis sur les CPS et le fait de transmettre ces connaissances à l’école.
Nathalie : Je fais partie des gens qui aiment l’idée du développement personnel, et les compétences psychosociales sont effectivement une clé de celui-ci. Ce qui me chiffonne, c’est l’individualisation déjà évoquée, et la disparition de toute lecture politique du monde.
Pierre : Dans ces CPS, on parle d’altruisme, appelé aussi comportements prosociaux. C’est à nous de continuer à faire exister des collectifs où l’on se sent bien.
En tous les cas, l’argument « tu ne te sens pas bien, ton patron te harcèle, alors fait du yoga » ne tient pas la route, personne ne dit cela. Par contre, « respire, réfléchis, prends conscience des émotions qui émergent puis téléphone à un syndicat en expliquant le plus calmement possible ce qui se passe, ne réponds pas par mail dans l’émotion » me semble une stratégie pour se sentir bien qui allie l’individuel et le collectif.
Nathalie : Le souci, c’est justement que des gens disent « faisons du yoga — ou un stage de clown, ou une promenade en forêt — pour résoudre notre problème de travail en équipe » et s’arrêtent là…
Pierre : De mon expérience, cela fait quelque chose, c’est donc positif. Si on s’arrête là, ce n’est pas la faute du yoga, mais c’est à cause de l’évitement systématique de la confrontation, du conflit, de la discussion impliquée. Ce que nous ne sommes pas en train de faire. Pourtant c’est risqué, nous pourrions nous disputer et cela ferait exploser notre collectif… ou certains partiraient, ce qui l’affaiblirait.
Sylvain : Je considère les collectifs plus comme des sources de transformation sociale que comme des espaces de bienêtre individuel. Le but serait de dépasser le biologique, qui attribue aux groupes une sécurisation pour les individus qui le composent (les sociobiologistes parlent d’une membrane), pour entrer dans des préoccupations plus politiques (au sens d’Aristote), afin que les collectifs puissent participer à l’émancipation individuelle par des dynamiques partagées.
Le seul intérêt que je vois aux outils de centration sur soi et ses émotions est celui d’un travail sur le sentiment de sécurité. Un peu comme avec les messages clairs qui travaillent le climat scolaire, parce que se sentir en sécurité aide à prendre le risque d’apprendre.
Pierre : Comment dépasser le biologique ? Et même si c’était possible, pourquoi ? La pensée de Descartes a beaucoup imprégné notre vision de l’humain et du monde. Le même Damasio a écrit un livre sur ce thème en 1994, L’Erreur de Descartes : la raison des émotions. La pleine conscience et autres joyeusetés du genre ne s’appuient pas sur ce dualisme, elles appuient leur expérience du monde sur une vision moniste. Si c’est le cas, on ne peut dépasser la biologique.
Aurélie : Je n’ai pas encore lu tous ces documents. Mais peut-être que s’intéresser aux CPS et au bienêtre individuel peut amener rapidement à interroger le fonctionnement du collectif ?
Jean : En tout cas, c’est comme ça que je vais essayer de le présenter en formation.
Cécile : Le débat est très intéressant, il me fait penser aux débats de l’éducation nouvelle, dans les années 1920-1930, entre l’approche centrée sur la psychologie de l’enfant et le bienêtre, et la critique de Freinet puis du Groupe français d’éducation nouvelle, qui font pression pour une orientation plus politique et sociale, ce qui crée de grosses tensions à l’époque.
Laurent : L’histoire se répète ! Ce qui m’interroge, avec cette approche des CPS, c’est qu’elles sont parcellisées et déclinées dans une série de lignes rangées dans un tableau. Cela a le mérite de les rendre peut-être plus claires et d’être plus opérationnelles. Mais pour moi, il y a un risque : celui de les envisager comme indépendantes les unes des autres, et de choisir telle ou telle compétence travaillée. Pour moi, tout cela s’appréhende de manière systémique et couplée aux apprentissages didactiques. Bref, pour rejoindre le début de l’éducation nouvelle, je me demande si les Freinet ne travaillaient pas davantage les CPS finalement, sans mettre de nom et de grille derrière. Précisément parce qu’ils avaient la focale du collectif et la valeur d’éducabilité de toutes et tous chevillée au corps.
Julie : Les nouveaux programmes de maths pour le cycle 3 sont sortis officiellement aujourd’hui. Je pense que je n’ai pas réellement compris ce que sont les compétences psychosociales en y lisant le travail sur les automatismes : « La mémorisation de faits numériques ou de formules, l’automatisation de procédures de calcul mental ou posé et la lecture immédiate de graphiques développent et renforcent des aptitudes transférables à d’autres domaines1. »
Si je prends la définition des compétences psychosociales sur le site éduscol, je lis : « Les compétences psychosociales (CPS) désignent les aptitudes qu’une personne mobilise pour faire face aux exigences de la vie quotidienne et prendre part opportunément à la vie sociale. Ces compétences ont pour objectifs d’améliorer les relations à soi, aux autres et aux apprentissages et entrent donc particulièrement en résonance avec le cadre scolaire. »
Quel lien alors entre les automatismes et les compétences psychosociales ?
Sylvain : À nous de montrer que le travail en groupe sur les situations problèmes, le tutorat ou les plans de travail en maths et ailleurs mobilisent justement le développement de nombreuses CPS. Mais avec la précaution de ne pas en faire des buts en soi, plutôt des moyens qui conduisent à des intentions plus émancipatrices : en termes de progrès dans la maitrise des savoirs et de la culture, de participation à des actions et mouvements collectifs, d’engagement et de responsabilités au service des autres.
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