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Quels savoirs, quelles compétences pour le monde de demain ?

En introduction de la conférence de consensus « Nouveaux savoirs, et nouvelles compétences des jeunes », André Tricot, coresponsable du Cnesco avec Agnès Florin, rappelait les objectifs de cette forme particulière de colloque qu’est une conférence de consensus. Il s’agit de « faire le lien entre préoccupations et questions des praticiens et du grand public et la recherche dans une double visée (diagnostique et d’évolution des pratiques) », et aussi d’« élaborer des recommandations sur la base de travaux scientifiques ».
Les deux journées de novembre d’interventions d’experts ne représentent donc qu’une partie du travail. En amont, un certain nombre de notes d’experts sont communiquées aux organisateurs et aux membres du jury. En aval, le jury présidé par Olivier Maulini, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Genève, se réunit à huis clos dans le prolongement des interventions des experts pour produire des recommandations appuyées sur les résultats de la recherche, à destination des différents acteurs du système éducatif1.
Cette forme particulière d’organisation des échanges entre chercheurs et praticiens n’est pas étrangère à l’intérêt des journées, et notamment à la façon dont elle positionne la circulation des idées entre recherche et pratique « à rebours des conceptions applicationnistes », comme le soulignait Cédric Fluckiger, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Lille et coprésident avec Anne Cordier de ces deux journées. « Une recherche qui ne se fait pas en surplomb mais à côté et avec les praticiens », ajoutait-il, le jury étant composé de toutes les parties prenantes du système éducatif – enseignants, chefs d’établissement, inspecteurs, élèves, CPE, parents, psychologues, etc.
Ce sont plus de 1 750 participants issus de cinquante-trois pays – 208 en présentiel et plus de 1550 à distance – qui ont participé aux travaux de ces deux journées de travail au timing serré.
Pourquoi ce thème ? Les organisateurs s’en expliquent dans la notice de présentation : « Changement climatique, révolution numérique, importance grandissante des compétences psychosociales dans le milieu professionnel… Ces mutations sociétales majeures représentent des défis pour l’école […] Mais ces changements ne touchent pas seulement l’école, ils impactent aussi la vie quotidienne des jeunes qui développent en dehors de l’école de nouvelles pratiques, comme s’informer en ligne ou utiliser l’intelligence artificielle. Cela interroge la manière dont l’école peut ou doit prendre en compte les pratiques informelles des jeunes, en particulier lorsque celles-ci reflètent ou renforcent des inégalités sociales. »
Sept thèmes ont été traités chacun à partir d’éclairages de chercheurs suivis de deux ou trois questions du jury. Chaque intervention d’expert s’organisait autour d’une question sur laquelle l’intervenant présentait un point de vue appuyé sur ses travaux de chercheur.
Ont ainsi été abordées les questions : Comment penser la circulation des savoirs entre les sphères familiale, de loisirs et scolaire pour les adolescents ? Comment articuler les apprentissages scolaires avec les expériences que vivent les enfants dans et hors la classe ? Comment la présence des outils numériques dans la vie quotidienne des élèves influe-t-elle sur leur éducation au numérique ? Comment la compréhension des pratiques informationnelles des jeunes peut-elle contribuer à leur éducation aux médias et à l’information ? En quoi les intelligences artificielles génératives représentent-elles un enjeu dans la formation des citoyens ? etc.
Un programme qui relevait du marathon de par sa densité et la succession rapide de la trentaine d’interventions. Si les participants pouvaient parfois rester sur leur faim en raison du temps contraint laissé à chaque chercheur, la contrepartie positive a été de rendre visibles des résultats de travaux de recherche issus de plusieurs champs (économie, sociologie, psychologie, informatique, sciences de l’information, sciences de l’éducation, didactique, etc.), produits par des laboratoires de recherches différents, de valoriser ainsi la confrontation des points de vue et de mettre en relief quelques points de convergence.
Olivier Maulini soulignait d’ailleurs en conclusion la tendance assez consensuelle qui se dégageait de l’ensemble, facilitant ainsi sans doute le travail des membres du jury. À moins que ce jury ne considère au contraire que, face à ces points de convergence, il soit utile de réintroduire de la pensée divergente !
Ces deux journées ont ainsi permis d’explorer prioritairement trois axes : les savoirs et les compétences qui se développent aujourd’hui de manière informelle en dehors de l’école et les conditions de leur usage dans le cadre scolaire ; les conséquences pour l’école des mutations provoquées par l’exigence de développement durable, les évolutions et la généralisation du numérique et la nécessité du développement des compétences psychosociales ; et, enfin, les savoirs et les compétences essentiels pour favoriser une insertion sociale et professionnelle de tous les jeunes dans un contexte marqué par l’incertitude et la complexité.
La « forme scolaire », telle que définie par le sociologue et philosophe Guy Vincent, a été largement évoquée. L’école comme « lieu séparé des autres pratiques sociales, organisée autour d’enseignements disciplinaires », est déstabilisée par l’extension des finalités de l’école (introduction des « éducation à », formation aux compétences, logique curriculaire, formation du citoyen, etc.).
Isabelle Harlé, sociologue à l’université de Caen, dans une contribution très éclairante, pose quelques questions dérangeantes : comment fabriquer de l’enseignable hors discipline ? À quel type de socialisation la forme scolaire traditionnelle contribue-t-elle ? Est-ce au Medef de déterminer ce qui doit être enseigné en sciences économiques et sociales au lycée ?
Une forme scolaire évoquée également par la psychologue Agnès Florin, coresponsable du Cnesco, qui a rappelé que « la discipline c’est la structure de l’école mais le monde n’est pas disciplinaire ». D’où ses questions : « Est-ce la forme scolaire qui résiste ? Qui tient la citadelle ? »
Une large place a aussi été faite à la prise en considération de ce que certains nomment les soft skills d’autres les compétences non académiques, d’autres encore les compétences socioémotionnelles ou psychosociales.
L’intérêt manifesté par l’école pour ces compétences a été accéléré, selon Sophie Morlaix professeure en sciences de l’éducation et directrice de l’Irédu (Institut de recherche sur l’éducation), par la vague d’attentats de 2015 en France qui l’a conduite à s’interroger sur son rôle dans le développement de compétences liées au rapport à soi, au rapport aux autres, au rapport au monde.
Les résultats de travaux de recherche convergent, selon la chercheuse, pour souligner le lien positif entre les compétences non académiques développées et la réussite scolaire. Ces résultats mettent aussi en évidence un lien entre le développement des compétences non académiques chez les élèves et celles possédées par l’enseignant. Corrélation qui donne envie de s’intéresser de plus près aux recherches qui l’ont mise en évidence.
Une constante demeure dans ce contexte mouvant fortement interrogé par les mutations sociétales en cours : la place et le rôle de l’enseignant demeurent essentiels pour « aider les élèves à se repérer dans la complexité du monde », selon la formule utilisée en conclusion par André Tricot.
Il revient aux enseignants, face à la robustesse des « concepts quotidiens » forgés hors l’école, de créer des situations didactiques pertinentes pour « créer de la dissonance » et provoquer un changement conceptuel : c’est ce sur quoi insiste Cécile de Hosson, spécialiste de la didactique de la physique à l’université Paris Cité. Ou encore, comme le formule Emmanuel Sander, professeur ordinaire en sciences de l’éducation à l’université de Genève, sans doute est-il utile de « s’appuyer sur du connu pour donner sens à la nouveauté ».
Car c’est trop souvent à l’élève seul que revient l’articulation entre différentes expériences et différents apprentissages, rappelle Julien Netter, maitre de conférences en sciences de l’éducation à l’Inspé-université Paris Est Créteil. Il insiste sur le haut niveau d’exigence que représentent les activités de synthèse et de traduction sans cesse mobilisées à l’école sans pour autant que l’école y prépare les élèves. Ce sont alors les élèves les plus en connivence avec l’école de par leur milieu qui vont être capables de faire des liens.
Tout le travail d’écoute, d’accompagnement, de mise en liens reste central et donne aux enseignants un rôle décisif « crucial », selon le terme utilisé par Ana Cristina d’Addio de l’Unesco.
Un rôle crucial, mais qui bouge. Pour Pierre-Yves Oudeyer, chercheur en sciences et technologies du numérique (université de Bordeaux), l’une des tâches premières de l’enseignant face à l’arrivée en force de l’intelligence artificielle générative est d’apprendre aux élèves à poser les bonnes questions à ChatGPT. Face à des situations inédites pour les élèves comme pour les enseignants, l’intervenant invite ces derniers à « accepter de tâtonner avec les élèves, d’expérimenter avec humilité », à « prendre le temps d’essayer en acceptant de ne pas être en situation de maitrise ». La situation d’incertitude peut être un excellent moteur d’apprentissage pour les élèves comme pour l’enseignant.
De même, Monica Macedo Rouet, psychologue de l’éducation à CY Cergy Paris université, montre que, face à une tâche censée mobiliser son esprit critique, l’élève est spontanément centré sur le contenu, sur la réponse à la question. Il s’intéresse peu aux sources si l’enseignant ne l’y invite pas explicitement. D’où l’importance pour les enseignants de demander une justification de la réponse basée sur la source. D’où l’intérêt aussi d’entrainer les élèves à des analyses de documents en attirant leur attention sur les indices de fiabilité et en les discutant avec eux.
C’est l’acronyme VAR qui, pour Anne Cordier, professeure en en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine, récapitule ce qui pourrait être attendu des enseignants pour aider leurs élèves dans leurs apprentissages : « Valoriser, Accompagner, Relier », avec la visée de créer du commun et de « faire monde ». Programme ambitieux, tant les liens ne vont pas de soi face aux multiples éclatements et fragmentations, face aux arbitraires culturels et aux dominations.
Pour en savoir plus
Voir les replays des conférences sur le site du Cnesco
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