Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !
Compagnonnage entre enseignants : le pari d’une formation horizontale
Pourquoi se former encore quand on est enseignant ? Il faut prendre en charge des élèves très différents, dans des cadres très contraints, « tenir sa classe », interpréter le programme, concevoir des dispositifs de travail variés, mettre les élèves en activité, conjuguer bienveillance et exigence. Il faut encore faire école inclusive, avec de plus en plus d’élèves à besoins particuliers, dans des classes où les effectifs augmentent, avec des moyens qui fondent depuis des décennies.
Il serait facile de baisser un peu les bras, de se contenter de transmettre quelques connaissances à quelques élèves méritants, d’obtenir assez de calme et de docilité des autres…
La tâche semble immense, écrasante, même, parfois. Si nous avons conscience que l’école dysfonctionne, qu’elle reproduit massivement les inégalités sociales, nous ne pouvons pas nous y résigner. On résiste !
Même si notre quotidien a bien tendance à les faire mentir, on y croit, à ces histoires d’éducation qui élève, forme l’esprit critique, apprend à vivre ensemble, à comprendre les enjeux de notre siècle, à s’émanciper de sa condition, à devenir libre et autonome, à partager une vraie culture commune. Oui, on y croit, à toutes ces belles paroles !
Pour une partie d’entre nous, voilà vingt ans qu’on enseigne : on devrait être des professionnels aguerris. Pourtant, on doute, on se remet en cause, on voudrait faire autrement. On a encore cette envie d’améliorer notre façon d’enseigner. On a donc besoin de formation face à une société qui évolue et faire de l’hétérogénéité une force et non un frein.
Actuellement, la formation continue des enseignants subit les conséquences d’une politique visant à limiter les couts et les absences d’enseignants sur le temps scolaire. Quand elle existe, la formation continue dans l’Éducation nationale n’apparait pas à la hauteur des enjeux : trop peu d’heures de formation, trop descendante, trop contrainte.

Le groupe en plein compagnonnage.
On en revient souvent avec des idées, des outils, des envies, mais le lendemain, on se retrouve seul dans sa classe, sans possibilité de poursuivre la réflexion, de la soumettre à la discussion pour surmonter les doutes, les difficultés, construire une assise plus solide.
Si on laisse de côté les webinaires à la mode, où chacun derrière nos écrans nous recevons quelques exemples de bonnes pratiques, il existe des choses intéressantes proposées par des formateurs intelligents, mais c’est isolé, ponctuel, sans approfondissements prévus sur du long terme.
Le compagnonnage offre une formation entre pairs authentique, où chacun est acteur, puisqu’on arrive avec ses propres questionnements : un professeur observe un autre professeur, puis ils échangent entre eux, écrivent sur leurs pratiques.
Le compagnonnage assure un suivi, un accompagnement sur un temps long. Après les visites mutuelles, le groupe de compagnons se réunit et interroge à nouveau ces écrits pour mettre en avant les gestes professionnels, les expliciter. On apprend à se questionner. Comme avec les élèves, nous nous donnons le temps d’une pédagogie « spiralaire ». Le compagnonnage nous donne un espace pour penser le quotidien de notre métier.
Nous avons la chance d’être accompagnées par deux chercheuses en sciences de l’éducation qui apportent un regard aiguisé sur les enjeux de notre travail collectif. Grâce à leurs observations de nos échanges, à des entretiens d’autoconfrontation1, avec l’apport des éclairages de la didactique professionnelle, du cadre de la problématisation entre autres cadres théoriques, nous prenons conscience des types de questionnements que nous avons, nous apprenons à mieux nous questionner, à problématiser pour réfléchir ensemble.
Leur accompagnement nous permet aussi d’avoir une reconnaissance institutionnelle de cette démarche, avec notamment du temps dégagé pour aller nous voir et nous réunir. Les visites, les temps d’échange sont couverts par des autorisations d’absence pour formation continue. Le « compagnonnage » est inscrit au plan académique de formation.
Enseigner est une pratique « intime ». En effet, faire cours relève d’une pratique singulière, souvent cachée derrière les portes de la classe. Pour compagnonner, il a d’abord fallu s’apprivoiser, établir une confiance. Pour oser se dévoiler. Pour arriver à réfléchir ensemble au plus près de ce qui se passe dans nos classes, avec nos difficultés et insuffisances. Nous nous visitons mutuellement, que nos disciplines et l’âge de nos élèves soient les mêmes ou pas. Tu enseignes en physique et moi en français ? Toi en lycée, moi en collège ? Tant mieux : ces différences favorisent le regard distancié.
Nous sommes allés nous voir enseigner. Nous avons observé, été observés. Nous avons ensuite pris le temps d’échanger, de nous questionner, de réfléchir ensemble. Qu’est-ce que j’ai (tu as) essayé de faire et pourquoi ? Quelles difficultés j’ai (tu as) rencontrées ? Qu’est-ce que ça a donné ? Qu’est-ce que tu as vu que je n’ai pas vu ? Nous avons partagé des préoccupations, des doutes, des envies. Nous avons pris conscience des écarts entre nos intentions et la pratique réelle en classe.
Après les discussions, nous rédigeons un écrit commun, constitué d’allers-retours réflexifs. Cet écrit, nous le soumettons ensuite au groupe de compagnonnage, pour une analyse encore plus distanciée. L’écrit est soumis aux outils d’analyse qu’apportent les deux chercheuses et au regard critique des autres. On creuse encore, on approfondit l’analyse.
C’est peut-être cette mise en recherche sur le long terme qui peut définir le compagnonnage. Peu à peu, on se définit un objet de travail plus précis : observer l’entrée en classe, l’animation d’un travail de groupe, la passation des consignes, la gestion des prises de parole, l’égalité entre filles et garçons, le travail effectif de tel profil d’élève, etc.
Derrière ces questions pédagogiques, émergent des questions didactiques : comment choisir des supports, des variables, des modalités. On se rend compte de la question centrale du lien entre l’activité des enseignants et les apprentissages des élèves.
À la suite de ces analyses, nous sommes motivés pour remettre à nouveau des choses en chantier, retourner nous voir. La dynamique ainsi créée entretient et soutient notre capacité à faire évoluer nos gestes professionnels, à les questionner, les raffermir, les faire doucement changer. Elle nous permet de vouloir aller plus loin, d’avoir plus d’ambition et d’audaces. Nous avons appelé cela faire du compagnonnage, nous sommes devenus des compagnons et compagnonnes, membres d’une même communauté professionnelle.
Le dispositif institutionnel s’est mis en place à la rentrée 2022 Nos expériences, au départ balbutiantes mais stimulantes, nous amènent en cette rentrée 2024 à nous lancer dans un nouveau défi : offrir la possibilité de compagnonner à des enseignants d’un même établissement en organisant une rencontre sur site.
L’objectif est d’ouvrir les portes des salles de classe et de réfléchir collectivement sur nos pratiques afin, toujours, de favoriser les apprentissages des élèves. Pour cela, nous cherchons à nous confronter au réel de notre métier, au sein d’un groupe de pairs bienveillants, formé à l’observation et à l’analyse des pratiques.
À lire également sur notre site
Compagnonner : une nouvelle façon de se former, par Sylvie Grau, Claire Burdin, Ludovic Arnaud, Stéphanie Belot, Angélique Chapelle, Ronan Cherdel et Arthur Tellier (accès payant)
Nous sommes en colère ! Par les personnels de l’Inspé de Carcassonne
La formation continue des enseignants est en danger ! Prise de position du CRAP-Cahiers pédagogiques