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Votez Leloup !

C’est un album de Davide Cali et Magali Clavelet paru en 2020 chez Casterman. Depuis, je l’ai utilisé tous les ans avec mes étudiants qui préparaient le master d’enseignement du premier degré dans le cours d’enseignement moral et civique (EMC). Le sujet de la démocratie et des élections venait en fin de cycle, à un moment où ils commençaient à être rodés à la pratique de la discussion interprétative d’albums de jeunesse en EMC.
Chaque cours commençait par un temps de travail de ce type, selon une pratique que j’ai présentée sous forme d’une fiche-outil, « Lire un album en EMC », dans le dossier n° 577 des Cahiers pédagogiques, « Que nous apportent les méthodes ? ». Voici quelques extraits de ces discussions interprétatives, choisis et recomposés.
À la ferme, les animaux sont appelés à choisir un nouveau chef. Les candidats habituels se présentent : Pierre Cochon dont le slogan est « Plus de boue pour tous », Jeanne Poulette, « Libre de ne plus pondre », les frères Souris, « Que le fromage nous rassemble », et un nouveau, Pascal Leloup « Ami de tout le monde, je serai votre ami, l’amitié avant tout ». Celui-là est très attirant, il parle bien, il fait des selfies avec les enfants, il a l’air gentil, et on ne l’a pas encore essayé.
J’interromps à ce moment la lecture pour poser la question rituelle : quel est le problème ? Les étudiants savent qu’il leur faut préciser du « problème de qui ? » il s’agit.
‒ Amélie : « Je dirais que chaque catégorie d’animaux a son problème : les cochons n’ont pas assez de boue, les poules ne veulent pas être des esclaves de la ponte… »
‒ Béa : « Ils en ont marre des candidats habituels qui font des promesses pour ceux qui leur ressemblent. »
‒ Chris : « Le problème, c’est qu’aucun candidat n’a un vrai programme. »
‒ Moi : « Est-ce vraiment le problème des animaux de l’album ? »
‒ Dorothée « Ben oui, mais ils ne le savent pas ! »
‒ Estelle : « Comme vous nous le dites à chaque fois, ça, c’est plutôt le problème du lecteur. »
‒ Fabien : « Le problème, dans cette histoire, c’est qu’ils doivent voter pour une personne et pas pour un programme. »
‒ Greta : « Les animaux n’ont pas vraiment de problème, mais nous, lecteurs, nous nous doutons que ça ne va pas bien se passer. »
‒ Hervé : « Ils ne sont pas malins, il s’appelle Leloup, ils devraient quand même se douter de quelque chose ! »
‒ Inès : « Quand il y a Leloup, il y a un loup. »
‒ Moi : « C’est marrant ! »
‒ Jonas : « Inès présidente ! »
‒ Moi : « Bon, comment ça s’appelle ce problème ? »
En vrac, les mots arrivent : institutions, élections, démocratie, intérêts particuliers, promesses, etc. Et parfois aussi démagogue.
Les mots sont au tableau. Je reprends la lecture. Ce qui était prévisible se produit : Leloup emporte l’élection. Le soir, on fait une grande fête et, le lendemain, le nouveau chef présente son équipe, ils ont l’air sérieux et professionnels… Mais dans les jours qui suivent, des choses étranges se produisent. Un mouton disparait, puis une poule, des souris. Les enquêtes ne mènent à rien. Le peuple s’inquiète. Les disparitions se multiplient. Le peuple gronde, manifeste. Une délégation se rend chez Leloup. Mais un énorme taureau les empêche d’entrer.
Nouvelle pause.
‒ Moi : « Et maintenant, quel est le problème ? Est-ce toujours le même problème ? »
‒ Kelly : « Oui et non. »
‒ Léonie : « Le problème, c’est les disparations. »
‒ Margaux : « Le problème, c’est que le gouvernement ne les écoute pas. »
‒ Nina : « Ils auraient pu s’en douter… »
‒ Olivia : « Oui, c’est comme les Anglais avec le Brexit, ils ont voté pour et maintenant ils ne sont pas contents… »
‒ Pascaline : « Les disparus, c’est pas forcément Leloup le coupable, c’est pas dit dans l’album, c’est peut-être une fausse piste. »
‒ Quentin : « Le problème, c’est le fonctionnement de la démocratie, puisqu’une fois les élections passées les électeurs n’ont plus la parole. »
‒ Réjane : « C’est la dictature ! »
‒ Sophie : « En même temps, ils l’ont choisi, ils avaient qu’à pas… »
‒ Thibaut : « On a les dirigeants qu’on mérite. »
‒ Moi : « Quel conseil leur donneriez-vous ? »
‒ Ulysse : « Ruser : faire eux-mêmes l’enquête pour avoir des preuves et si c’est bien Leloup le coupable, l’obliger à démissionner. »
‒ Viviane : « Faire la grève. »
‒ Wendy : « Rester devant la porte jusqu’à ce qu’il ouvre. »
‒ Xavier : « Tout casser ! »
Par toutes petites équipes de deux ou trois, je leur demande de dresser la liste des conseils proposés et, pour chaque conseil, d’indiquer au nom de quelle valeur ce conseil serait pertinent (les réponses restent entre eux). Puis, ils doivent ajouter des mots au tableau : justice, police, révolte, révolution, dictature, mensonge, politique, bien commun, apparaissent. Lisons la fin de l’histoire.
Excédés, les animaux défoncent la porte (Xavier : « Je l’avais dit ! »). Et découvrent le chef et ses ministres à table dégustant une poule. La foule passe à l’attaque, chasse Leloup et ses acolytes, met le feu à la maison…
Maintenant, il va falloir élire un nouveau chef. On retrouve les candidats habituels. Ah, un nouveau ! Gérard Lerenard dont le slogan est « Vos amis sont mes amis ». À la dernière page de l’album, un mouton dit : « Tiens, il semble intéressant celui-là. »
‒ Moi : « Alors ? »
‒ Yolande : « Ils n’ont rien appris ! »
‒ Moi : « Que faire dans un cas pareil ? »
‒ Tous (habitués à cette chute) : « Des cours d’EMC ! »
‒ Zélie : « Leur faire lire l’album. »
La suite de la séance est consacrée à formuler les questions : à partir de ce qui est inscrit au tableau quelles sont les questions que vous vous posez à l’issue de la discussion ?
Ce sont d’abord des questions de définition : politique, république, démocratie, dictature, vote, élection, démagogie, bien public, etc.
D’autres reformulent les problèmes et dilemmes issus de la discussion : comment les citoyens peuvent-ils contrôler leurs élus ? A-t-on le droit de se révolter contre un pouvoir élu ? La démocratie peut-elle échapper au risque de la démagogie ? Et d’autres questions portent sur le travail avec les élèves : comment aborder ces sujets en classe ? Est-ce que c’est faire de la politique ? Peut-on rester neutre ? Comment on fait pour transmettre les valeurs de la République ?
Pour répondre, nous disposons de différentes ressources : les textes des programmes scolaires, les publications de « recommandations », un corpus documentaire, quelques moments de retour en discussion, et quelques moments où je donne « mes » réponses.
Pour la classique question sur la différence entre république et démocratie : la République est un régime politique, un mode d’organisation de la prise de décision pour ce qui touche au bien commun (la « chose publique »), ce régime repose sur le vote des lois, écrites et révisables, sur l’élection avec limitation du temps des mandats, ainsi que sur la séparation des pouvoirs (législatif, judiciaire, exécutif). La démocratie est un idéal inaccessible dans son intégralité, qui suppose l’égale participation de tous aux décisions.
Un régime politique (la République ou la monarchie constitutionnelle par exemple) peut-être plus ou moins démocratique (ainsi, la monarchie constitutionnelle de l’actuel royaume de Belgique est plus démocratique que la République de Venise au XVe siècle ou que les démocraties populaires du XXe siècle) et les pratiques politiques au sein d’un régime politique qui visent la démocratie peuvent également être plus ou moins démocratiques…
Sur la question des risques de la démocratie, je présente les « maladies chroniques de la démocratie », formule emprunté à Frédéric Worms1 que j’ai repris à ma façon : l’oppression des minorités par les majorités, la démagogie, l’addition des intérêts particuliers, le désengagement des citoyens en soulignant que le seul remède vraiment efficace est encore et toujours l’éducation, le développement de l’esprit critique, etc.
Sur la question de la neutralité, je renvoie aux nombreux travaux sur la question, notamment, pour notre discipline, ceux de Nicole Tutiaux-Guillon, et à un article de Céline Chauvigné, Michel Fabre et Roger Monjo2, qui interroge la tension entre l’injonction à la neutralité et l’injonction à développer les « éducation à » ou à « transmettre les valeurs de la République ».
Ce qui m’amène à la question « comment les transmettre ? », à laquelle j’ai bien du mal à répondre, parce que cela dépend de ce que sont ces valeurs. Or, la liste varie d’un texte officiel à l’autre, d’un intervenant à l’autre, quand elle n’est pas tout simplement oubliée dans des discours qui, en restant au niveau de généralité « les valeurs de la République », sont aussi flous que les slogans des candidats Leloup et Lerenard dans notre album de référence…
- Frédéric Worms, Les maladies chroniques de la démocratie, Desclée De Brouwer, 2017.
- Céline Chauvigné, Michel Fabre et Roger Monjo, « La neutralité à l’école : Entre repères, apprentissages et postures », Éducation et socialisation 64 | 2022.