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Apprendre la géographie par les sens

©Sandra Plantier

La formation des futurs professeurs des écoles à l’enseignement de la géographie concerne aussi celui du développement durable. Organiser une partie des cours dehors, au cœur de l’environnement des étudiants, n’est-il pas le meilleur moyen d’éveiller leur intérêt ?

C’était une de ces très belles journées de printemps qui laissent penser à Nice que l’été est déjà là. Peut-être est-ce d’ailleurs le cas, tant les bouleversements climatiques à l’œuvre tendent à s’inscrire désormais dans notre vécu quotidien. Les étudiants de première année de master de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF) premier degré étaient regroupés autour du composteur de l’Inspé. Nous venions d’aborder dans la salle de classe le sous-thème « recycler » du programme de géographie — et donc le compostage des déchets organiques — quand j’ai décidé de descendre voir le composteur dans la cour.

Le recyclage des déchets organiques s’inscrit dans le cadre assez abstrait de l’enjeu de la réduction des déchets, dans le schéma théorique d’une économie circulaire, ou dans les textes de lois, qui le rendent obligatoire pour les particuliers depuis janvier 2024.

Dans la cour de l’Inspé, devant le composteur béant, cela prend une tout autre tournure que dans une salle de classe fermée. C’est un amas peu appétissant de déchets plus ou moins dégradés où grouillent vers, cloportes et autres petites bêtes. C’est une odeur forte et un peu acide, pas totalement désagréable mais assez inhabituelle dans un monde de plus en plus désodorisé (comme l’a montré Alain Corbin dans Le Miasme et la jonquille1). Elle s’accompagne d’un nuage de mouches et moucherons qui vrombissent à nos oreilles.

Tous les étudiants reculent instantanément, certains verbalisent haut et fort leur dégout, lequel franchit un nouveau sommet lorsque leur enseignante (moi) se risque à farfouiller à la main dans le tas malodorant pour en extirper quelques vers et quelques cloportes.

EN RUPTURE AVEC LA NATURE

Les étudiants qui se destinent à devenir enseignants sont à l’image des jeunes de leur âge et de nos concitoyens : en grande partie coupés de la nature. Les études et les auteurs qui montrent et dénoncent cela sont nombreux : du journaliste américain Richard Louv, avec le Nature Deficit Disorder (syndrome du manque de nature), au philosophe français Baptiste Morizot, qui parle de « crise de nos relations au vivant ».

Ce qui montre bien que cette méconnaissance de la « nature » qui nous environne n’est pas qu’une absence de connaissances théoriques, mais aussi et avant tout la rupture d’un lien physique et émotionnel. Les étudiants ne sont pas ou presque pas en présence d’êtres vivants autres que des humains. Or notre corps et donc nos différents sens sont le moyen premier de notre présence et de notre rapport au monde. Bien avant donc ce que l’on peut en apprendre sur les bancs de l’école ou de l’université…

Le rôle du corps dans notre rapport à l’espace est désormais largement abordé par les géographes, comme l’a synthétisé l’article de Francine Barthe-Deloizy, « Le corps peut-il être « un objet » du savoir géographique ? », ou comme l’explorent la géographie et la cartographie sensible.

Cette rupture du lien avec la nature ne devrait pas nous surprendre tant que cela si l’on songe à l’écrasante part de la population urbaine en France. Je l’ai moi-même constaté à de multiples occasions, par exemple à chaque tentative pour faire nommer à mes étudiants les arbres ou plantes les plus courants se trouvant dans la cour de l’Inspé. Le romarin se transformait en hortensia, les cyprès en pins, entre autres fantaisies.

Face à cette rupture du lien avec la nature et à tout ce qu’elle entraine, la multiplication d’enseignements théoriques ou de séances de sensibilisation abstraite entre les quatre murs d’une salle de classe ont relativement peu de chances d’aboutir à des résultats concrets.

VERS DE LA SUBJECTIVITÉ

Interrogés en 2021 dans le cadre d’une enquête menée au sein de l’Inspé de l’académie de Nice, 86 % des professeurs des écoles (sur plus d’une centaine) considèrent que leur formation sur les enjeux du développement durable est insuffisante ou très insuffisante, alors même que les modules de formation proposés dans le cadre de la formation initiale ou continue se sont multipliés et que les ressources disponibles sur le sujet sont considérables.

Il s’agit le plus souvent d’informations théoriques qui peinent à prendre sens et à éclairer le monde dans lequel ils vivent. Partir du concret, observer ce qui nous entoure, se poser des questions : il n’y a là rien de bien révolutionnaire, surtout dans le cadre de la formation d’enseignants à qui l’on apprend à développer une démarche inductive. Mais à l’université, dans le cadre de modules de formation aux horaires réduits, qui juxtaposent souvent travaux dirigés et cours magistraux, cela n’est pas si simple.

Et puis, l’enjeu est complexe : enseigner par le corps, c’est créer les conditions d’une expérience subjective, et par là-même difficilement contrôlable et mesurable. C’est également s’inscrire dans un temps long, qui dépasse largement celui du semestre ou de l’année universitaire, alors même que le temps à y consacrer peut sembler exagéré au vu des volumes horaires dévolus à une discipline comme la géographie ou à des modules sur le développement durable ou la transition écologique.

DES COURS DEHORS

Cela suppose également de sortir du cadre structurant de la classe, d’abandonner tableau, vidéoprojecteur, cahiers et prise de notes. Mais que fait-on dehors, à regarder un tas de compost ou à se promener dans le parc de l’Inspé, au lieu de bosser en classe ? Ces problématiques sont connues, ce sont celles de « la classe dehors », que nos contemporains semblent redécouvrir après avoir un peu oublié les apports en la matière de l’éducation nouvelle.

Alors, à titre personnel, je jongle et m’efforce de structurer et d’interroger cette méthodologie encore approximative : les modules de formation en lien avec le développement durable ou la transition écologique sont l’occasion de sortir de la classe et de faire un tour dans le parc de l’Inspé en amont de toute réflexion sur le sujet.

Interroger les étudiants sur le sens du terme environnement permet de les obliger à observer, à écouter et, sans qu’ils s’en rendent réellement compte, à sentir et ressentir non seulement ce qui les environne, mais également la manière dont eux-mêmes s’insèrent dans ce tout. Le retour en classe consiste alors à échanger, confronter mais aussi théoriser (donc donner du sens) à tout cela.

Dans les autres cours de géographie, les sorties sont plus occasionnelles et plus guidées par les thématiques des programmes enseignés. « Découvrir le(s) lieu(x) où j’habite », thème du programme de géographie de CM1 ? Allez, hop, dehors !

Promenons-nous un tout petit peu autour de l’Inspé, observons et posons-nous des questions : tiens, c’est quoi, cet arbre ? Vous entendez cet oiseau ? Les questions trouvent bien souvent des réponses saugrenues, les rires fusent, les étudiants s’étonnent, s’interpellent : « Comment ça, un hortensia ? Tu ne reconnais pas le romarin ? » Les anecdotes comme celles sur le caroubier, dont on pensait dans l’Antiquité que les graines avaient toutes le même poids et qui ont donné son nom au carat des joaillers, les passionnent. Comme si un monde nouveau s’ouvrait devant eux.

Mon projet est simple : semer les graines d’un nouveau lien au monde et au vivant.

Sandra Plantier
PRAG de géographie, Inspé de l’académie de Nice, université Côte d’Azur

Un cours dehors dans le parc de l’Inspé avec des étudiants de M1 MEEF 1er degré. ©Sandra Plantier

Un cours dehors dans le parc de l’Inspé avec des étudiants de M1 MEEF 1er degré. ©Sandra Plantier


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Sur notre librairie

Couverture du numéro 570, « Apprendre dehors »

Couverture du n° 585, « Apprendre avec la nature »

Notes
  1. Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille : l’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe – XIXe siècles, Flammarion, 1982.