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Enseigner dehors : le métier d’enseignant en question
Au fil des témoignages, des analyses réflexives, des observations de terrain et des résultats préliminaires de recherches en cours, une évidence se dessine : l’enseignement au-dehors interroge les pratiques enseignantes. Plusieurs articles du dossier à paraitre contribuent ensemble à dégager des enjeux pour le métier. Parmi ces points de vue différents d’enseignants, de formateurs ou de chercheurs sur les territoires français, québécois, belges ou suisses, dont certains seulement sont cités dans les lignes qui suivent, renvoyant le lecteur au dossier complet, trois questions sont esquissées pour les pratiques et pour les recherches.
S’il n’y a pas encore en France de texte officiel cadrant les pratiques d’enseignement au-dehors, leurs développements dans la scolarité publique s’appuient sur les programmes. Or, comme la psychopédagogue Sarah Wauquiez le souligne dans le dossier : « On ne fait pas cours dehors comme dedans ! » Prenons le cas du jeu libre en maternelle. Il est prescrit comme support à l’apprentissage et moyen d’observation pour connaitre les élèves. Par rapport à l’organisation dans les murs de la classe, où des ateliers sont répartis dans la salle, la liberté d’action corporelle permise par l’espace du lieu choisi au-dehors rend le jeu authentiquement libre, c’est-à-dire qu’il est guidé par l’activité propre de l’enfant. Une fois les règles de sécurité établies avec l’enseignant et les adultes accompagnateurs (Atsem, parents), il peut crier, sauter, courir, grimper, s’assoir ou ne rien faire. De l’exploration curieuse, solitaire ou en interaction avec les autres élèves du groupe, des questionnements surgissent qui l’amènent à solliciter l’adulte : « un jour un élève m’a montré un trèfle », écrit Alexandre Ribeaud, enseignant en petite et moyenne section de maternelle.
Puérocentrique dans les faits, cette configuration bouscule certaines habitudes et soulève des questions, en particulier pour les classes dites supérieures : jusqu’où laisser faire les enfants ? Comment raccrocher aux programmes ? Quels contenus effectifs de savoirs sont en jeu ? La tension entre la place laissée à l’émergence en situation et la conformation aux prescrits institutionnels est une donnée centrale qui surgit des différents terrains d’étude. Celle dont rendent compte les chercheurs québécois Marco Barroca-Paccard et Geneviève Lessard montre que deux postures sont adoptées pour résoudre cette tension : translater les contraintes et les manières de faire du dedans au dehors, ou partir du dehors, s’adapter, pour construire les apprentissages autrement.
Cette question des postures est au cœur de la dynamique de l’enseignement au-dehors. Les enseignants engagés dans la recherche-action participative (RAP) « Grandir avec la nature » emploient souvent l’expression de « lâcher-prise ». Nadia Lienhard, enseignante de maternelle et membre de la RAP, écrit en référence aux travaux de Dominique Bucheton et Yves Soulé, que dehors, elle a abandonné la posture de contrôle qui faisait d’elle le centre organisateur des activités de la classe. À partir d’analyses de situations de classe à l’intérieur, ces auteurs ont également caractérisé une posture de « lâcher-prise » : les tâches sont confiées aux élèves, le maitre n’intervient pas, la mise en relation avec le savoir visé est laissé à l’initiative de l’élève. Pour autant, il ne semble pas que cela rende compte totalement des dynamiques posturales à l’œuvre au-dehors. Les résultats préliminaires de la RAP, en particulier ceux issus du groupe de la Lozère qui est accompagné par le chercheur Pascal Galvani, laissent entrevoir une nouvelle posture. Dès lors, il s’agit de savoir : lâcher prise par rapport à quoi ?
Le jeu libre au-dehors implique que les enfants soient exposés à des risques (tomber, se faire mal), comme l’expose Catherine Hurtig-Delattre, en insistant sur leur potentiel éducatif. Ils permettent en effet aux enfants de mesurer leur capacité à faire par eux-mêmes. Accepter ces risques, c’est tisser une relation pédagogique basée sur la confiance donnée aux élèves c’est-à-dire sur une forme de détente et de bienveillance qui leur remet la responsabilité de leurs actes. Nombre d’enseignants relatent qu’une autorégulation s’effectue et que nul ne va au-delà de ses possibilités. Bien sûr, ils sont garants et responsables de la sécurité. Il s’agit notamment de rester à portée de vue des adultes.
Et c’est ainsi que d’une observation attentive des élèves se développent d’autres regards des enseignants. Les retours convergent sur des surprises de comportements et de redistribution des rôles entre le dedans et le dehors : des mutiques deviennent bavards, des réservés mènent des activités de groupe ou au contraire, des « conformés » aux tâches du dedans se montrent plus en retrait. Le bénéfice de ces changements de regards peut être didactique dans la mesure où les facettes de l’élève ainsi révélées peuvent servir de point d’appui pour des propositions d’entrées dans les apprentissages plus adaptées à sa singularité. En ce sens, les pratiques pédagogiques dehors contribuent à considérer l’élève dans ses dimensions cognitive, corporelle et émotionnelle, soit dans une approche intégrative de l’apprentissage.
Or, dans son livre de 1992 intitulé L’école du dedans, Georges Lerbet décrit la personne comme un système qui ne peut apprendre que par intégration. Il entend par là une autoproduction du sens chez le sujet qui s’établit en relation avec un pôle opposé, l’école DU dehors, soit la forme transmissive des savoirs. Autrement dit, l’école AU dehors aurait la potentialité, en laissant davantage de place au sujet et à son autonomie, de lui permettre de construire des savoirs basés sur un plus grand tissage entre des expériences concrètes et l’étayage de l’enseignant qui apporte les contenus. Mais ceci bouleverse les habitus professionnels.
Les questions posées par la mise en place d’un enseignement au-dehors peuvent constituer des obstacles au déploiement de ces pratiques. La tension entre contraintes et libertés peut être difficile à gérer professionnellement. C’est pourquoi, il serait préférable que le développement de ces pratiques se fasse uniquement sur la base du volontariat plutôt que sur une injonction sociale ou institutionnelle.
D’ailleurs, jusqu’à la crise de la Covid-19, l’Éducation nationale française laissait à l’entière initiative des enseignants, comme celle, dès 2010 de Crystèle Ferjou, interviewée pour le dossier. Mais le vide prescriptif laisse prise aux résistances des hiérarchies locales qui n’y voient pas d’intérêt ou qui la relèguent à une curiosité pédagogique. Des enseignants se sont ainsi vus confrontés à devoir justifier leurs pratiques professionnelles pour avoir le droit de les exercer : Pourquoi ? Comment ? Et les programmes ? Et la sécurité ?
Devant ainsi légitimer la pertinence de leurs choix pédagogiques, des professionnels se sont révélés être des alliés pour les enseignants qui souhaitaient se lancer : les éducateurs nature et environnement. En France, ceux qui ont rejoint à partir de 2008 la dynamique « Sortir » ont développé une expertise de l’éducation à l’extérieur. À l’étranger, cette expertise est par exemple portée par l’association suisse Silvivia, présentée dans le dossier, ou par les collectifs belges Tous Dehors et le réseau IDÉE dont deux formatrices, Isabelle Vermeir et Laurence Masset, relatent leurs manières de rendre autonome les enseignants pour mener leurs projets.
En France, le « boum » de la classe au-dehors et les besoins urgents de la formation enseignante provoquent un rapprochement des cadres de l’Éducation nationale et de son opérateur de ressources Canopé vis-à-vis des éducateurs à l’environnement. Or depuis l’avènement de l’éducation au développement durable, en particulier à partir de 2007, ces derniers avaient été plutôt écartés de la politique éducative nationale relative aux problématiques socioenvironnementales, tout en restant actifs au sein de partenariats locaux. L’avenir dira si leur soutien au déploiement des pratiques de l’éducation au-dehors à grande échelle constitue une reconnaissance institutionnelle de leur professionnalité pour l’éducation des élèves ou s’il s’agit d’un partenariat de circonstance.
Sur notre librairie :
Dossier coordonné par Aurélie Zwang et Jean-Michel Zakhartchouk
Après les confinements successifs, l’intérêt pour les pratiques d’éducation en plein air est grandissant. Inscrites dans l’histoire de la pédagogie, elles sont non seulement mises en œuvre à l’école, de façon régulière ou lors de sorties de terrain plus ponctuelles, mais aussi dans le périscolaire. Il s’agit dans ce dossier d’interroger ce qui s’apprend de spécifique dehors.