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RAPprocher pour (r)accrocher les élèves de lycée professionnel
« La vie est belle, le destin s’en écarte.
Personne ne joue avec les mêmes cartes.
Le berceau lève le voile, multiples sont les routes qu’il dévoile.
Tant pis, on n’est pas nés sous la même étoile.
Je peux rien faire.
Je peux rien faire, spectateur du désespoir. »
(IAM, Nés sous la même étoile, 1997)
Nous, professeurs du lycée professionnel l’Odyssée[[À Pont de Cheruy dans le département de l’Isère (académie de Grenoble).]], à l’image d’une immense majorité d’enseignants, tentons au quotidien d’instruire, d’éduquer, de former, d’accompagner et d’orienter au mieux les élèves en leur véhiculant des valeurs humanistes, en les aidant à construire un rapport à l’école et au monde critique mais optimiste, et en combattant toute théorie déterministe. Conscients de nos rôles culturel et social, nous nous efforçons de compenser les inégalités scolaires en faisant preuve d’équité via en partie des heures de soutien et de la pédagogie différenciée.
Confrontée à cette crise sanitaire extraordinaire, notre équipe éducative s’est réunie une dernière fois au lycée le lundi 16 mars pour commencer à organiser les modalités de la « continuité pédagogique » exigée. Il a été convenu que les professeurs principaux devaient dans la journée avoir contacté les familles des élèves pour vérifier les numéros de téléphone et les adresses mail des lycéens et de leurs parents, informer ces derniers du fonctionnement global du suivi du travail à distance, et prendre connaissance de quels matériels informatiques étaient dotés les foyers, et du nombre d’enfant(s) qui allai(en)t les utiliser. Ces informations ont été par la suite diffusées aux membres de l’équipe pour faciliter la communication entre les acteurs de la communauté éducative.
Structurer le temps
Puis, de nouveaux emplois du temps ont été créés pour chaque classe afin de répartir d’une manière équilibrée les activités scolaires quotidiennement envoyées par mail par les enseignants. L’objectif était aussi de structurer le temps d’étude des élèves à leur domicile tout en évitant de les submerger d’une charge de travail journalière trop lourde afin de ne pas les décourager. Il a été décidé que les jeunes qui ne disposaient ni d’ordinateur, ni de téléphone portable recevraient les documents par courrier postal grâce aux envois hebdomadaires réalisés par les proviseures très impliquées de notre lycée.
Chaque semaine, les élèves et leurs familles ont été contactés par les professeurs principaux et/ou référents des jeunes. Nous nous informions en priorité du bienêtre, de l’état psychologique et physique de nos lycéens et des relations qu’ils entretenaient avec leurs parents et leur fratrie. Il était essentiel qu’ils conservent le moral et la santé. Nous nous intéressions aux activités qu’ils pratiquaient lors de leurs journées, aux heures où ils se levaient et se couchaient, et aux nombres de repas qu’ils prenaient quotidiennement.
Veiller à la santé des élèves
Nous sommes convaincus que maintenir à distance le lien éducatif, la relation de confiance et d’entraide avec les jeunes et leurs familles est indispensable à la continuité pédagogique et didactique. Nous exerçons « un métier de l’humain »[[Mireille Cifali, Caractéristiques du métier d’enseignant et compétences : enjeux actuels, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de Genève, 1991.]] dans lequel la qualité de la relation avec autrui est centrale et l’importance de l’affect primordiale pour faire s’investir, progresser et s’élever intellectuellement nos élèves de lycée.
Étant professeur principal d’une classe de dix élèves de CAP, je peux par exemple rapporter que lors des cinq premières semaines de confinement, un lycéen sur deux dormait au moins jusqu’à quatorze heures, réalisait ses devoirs l’après-midi, et vivait davantage la nuit que le jour. Seulement deux jeunes sur dix pratiquaient une activité sportive quotidienne malgré des défis athlétiques ludiques proposés hebdomadairement, via un padlet, par leur professeur d’éducation physique et sportive. Sept élèves sur dix disaient grignoter et boire des sodas régulièrement entre les repas.
Ces dix garçons ont voué une majorité de leur temps à dormir, à regarder la télévision, à surfer sur les réseaux sociaux et à jouer aux jeux vidéo. J’ai essayé d’alerter les élèves et leurs parents sur ces différents sujets. Les familles sont accessibles et à l’écoute mais sont très souvent occupées à régler des difficultés ou problèmes personnels plus urgents et de première nécessité. Au final, deux jeunes ont temporairement décroché. Pour autant, le lien éducatif n’a pas été rompu. Je les ai joints chaque semaine par téléphone, toutefois malgré mes tentatives d’encouragement, celles de mes pairs, et de leurs parents, ils ne s’investissaient plus.
Des jeunes qui n’apprenaient plus
Leur situation n’a malheureusement pas été exceptionnelle. Malgré des visioconférences entre les membres de l’équipe éducative du lycée pour échanger et harmoniser les pratiques qui avaient le plus d’influence sur l’engagement et la progression des élèves, certains jeunes n’apprenaient plus. Malgré des visioconférences et des cours ludiques et variés proposés aux lycéens, certains jeunes n’étudiaient plus. L’importante collaboration tissée entre les acteurs de la communauté éducative n’a pas toujours suffi à accrocher à distance tous les élèves.
L’ensemble des professeurs a constaté à partir de la quatrième semaine de confinement un essoufflement de l’investissement d’une partie des lycéens. Inquiets et préoccupés par ce désengagement progressif de certains jeunes, nous avons réfléchi à une stratégie pour remotiver un maximum d’élèves à s’investir pleinement dans leur formation au retour de leurs vacances scolaires.
Deux projets pour raccrocher
Durant ces dernières, deux modestes projets ont été créés. Le premier était de réaliser un montage audio et vidéo dans lequel chaque enseignant volontaire serait filmé dans son environnement en train de travailler, de faire du sport ou de délivrer un message d’encouragement convivial à l’intention des élèves. Ce projet filmique était associé à l’enregistrement d’une bande son dans laquelle quatre enseignants interprétaient une réécriture, réalisée par une professeure de vente, de la chanson Le coach (2018) de Soprano visant à motiver nos lycéens à étudier.
Le deuxième projet était la création d’un texte de rap que j’ai rédigé à partir du rythme de la mélodie de la chanson Confessions Nocturnes (2006) de Diam’s et Vitaa afin de stimuler nos jeunes à travailler davantage. Une collègue professeure de maths-sciences a accepté de l’interpréter en duo avec moi.
En classe, nos élèves sont souvent happés par l’extérieur, par leurs problèmes personnels, par les vidéos qu’ils tentent de visionner ou par les musiques de rap qu’ils adorent écouter sans discontinuité. Alors pourquoi ne pas les interpeller via leurs codes musicaux préférés sur leur terrain de prédilection pour leur passer un message d’encouragement, voire d’affection, pour les motiver, les faire sourire et réfléchir ?
Au final, la forme artistique et l’esthétique musicale et/ou filmique de nos deux créations prosaïques n’ont été qu’une ruse pédagogique, seul le message de soutien transmis aux élèves comptait. Deux liens vidéo[[Les vidéos ont été visionnées plus de 1800 fois en quelques semaines.]] ont été envoyés par mail à tous les lycéens le 4 mai, jour de la reprise des cours. Les réactions des élèves et de leur famille ont été très positives. Cette démarche a permis de renouer le contact avec des jeunes désinvestis, de susciter un regain de motivation chez certains apprenants et, in fine, de maintenir, voire de reconquérir l’engagement d’une partie de nos élèves durant trois semaines.
Retour en classe
Le 5 juin, des apprenants de 3e prépa-métiers, de CAP 1re année et de MLDS (Mission de lutte contre le décrochage scolaire) ont été à nouveau accueillis au lycée. Puis, les semaines suivantes, ce sont toutes les classes qui ont retrouvé le chemin de l’école un à deux jours par semaine. Les jeunes ont pu être formés aux gestes barrières, témoigner de leur expérience du confinement, vivre des entretiens liés au bilan de leur investissement scolaire ou à leur projet d’orientation et suivre des séances de cours. Malgré de nombreux appels hebdomadaires effectués par les membres de la vie scolaire et les professeurs principaux à destination des élèves et de leurs familles pour convaincre ces derniers de l’extrême nécessité du retour à l’école, seulement 25 % des lycéens sont revenus en classe.
Cette crise sanitaire aura suscité encore davantage chez certains enseignants de notre établissement l’envie d’être formés à l’utilisation des fonctionnalités de l’ENT (environnement numérique de travail) et à l’approche pédagogique de la classe inversée, et de communiquer à l’avenir plus régulièrement par téléphone et par mail avec les lycéens et leurs parents pour assurer le suivi des élèves.
Professionnels de l’éducation, nous bricolons encore individuellement et collectivement dans l’urgence et l’incertitude de cette situation sans précédent[[Philippe Perrenoud, Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, ESF, 1999.]], en essayant de faire preuve d’engagement, de lucidité[[Olivier Maulini, Éduquer entre engagement et lucidité, ESF, 2019.]], de collaboration, et de créativité, afin de RAPprocher les élèves, les familles et l’équipe éducative pour mieux accompagner tous les lycéens et tenter de (r)accrocher les jeunes les plus en difficulté.
Restez Motivés – paroles (pdf)
Pascal Demonet
Professeur de lettres-histoire et géographie au lycée professionnel l’Odyssée de Pont de Cheruy (Isère), membre associé du Laboratoire innovation formation éducation (LIFE) de l’Université de Genève