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Des réformes bien inspirées

Comment faire en sorte que les résultats de la recherche servent de point d’appui aux réformes en matière de politique éducative ? L’une des pistes évoquées au cours de la conférence de comparaisons internationales « La gouvernance des politiques éducatives » proposée par le Cnesco (Centre national d’étude des systèmes scolaires), du 16 au 18 novembre 2021, serait d’instituer des lieux d’intermédiation, voire « de traduction », entre chercheurs, praticiens et politiques. 

Le chercheur tchèque Stanislas Štech, de l’université Charles de Prague, présentant le cas de la mise en œuvre de l’éducation inclusive en République tchèque, attribue pour une part les difficultés apparues à la non-implication des chercheurs dans un travail de traduction des connaissances de la recherche en connaissances situées dans la pratique. Ils ont ainsi, selon Štech, libéré de lʼespace pour les acteurs autres que les chercheurs sur la scène publique, notamment à des « experts médiatiques » autoproclamés.

C’est sans doute, selon lui, que les chercheurs, producteurs de savoir, considèrent l’acceptation de la connaissance qu’ils transmettent aux responsables politiques comme un allant de soi, là où ils devraient continuer à adopter une posture critique et cultiver le doute qui, justement, met en question tout ce qui semble aller de soi, et nécessite de revalider les réponses face à de nouvelles questions : « Les chercheurs devraient accepter le rôle dʼexperts, cʼest-à-dire traduire les connaissances de recherche sous forme dʼarguments contextualisés légitimant une décision politique ayant pour ayant pour mission-clé dʼéclairer la différence entre lʼopinion et la connaissance. »

Des chambres d’intermédiation

Et dans le prolongement de cette proposition Stanislas Štech verrait bien que ce rôle ne soit pas « endossé individuellement, mais aussi et peut-être surtout, collectivement dans des instances qui font office de chambres d’intermédiation entre la recherche, les décideurs et le public ».

Cette proposition sera reprise par Christian Maroy, professeur de sociologie à l’université de Montréal et à l’université catholique de Louvain, et Claude Lessard, sociologue et président du conseil d’administration du Centre de transfert pour la réussite éducative du Québec, lors du débat qui a suivi la séance plénière de la troisième journée en pointant quelques questions dont les réponses ne font pas forcément consensus : quel est le rôle des chercheurs ? Comment utiliser les données de la recherche ? La science doit-elle informer ou de fonder une politique ?

Beaucoup s’accordent sur la nécessité de trouver (d’instituer ?) des « chambres de traduction » entre savoirs et action. Le Cnesco pourrait en être un exemple. Une revue pédagogique comme les Cahiers pédagogiques pourrait-elle en être une autre forme ?

Au-delà de cette proposition intéressante – dont on verra si elle sera retenue parmi les préconisations1 qui émaneront de ces plénières, ainsi que des rapports scientifiques et études de cas qui constituent la réserve de ressources sur laquelle s’est appuyé le Cnesco pour préparer cette conférence de comparaisons internationales – les trois plénières des 16, 17 et 18 novembre ont été riches d’enseignements. On en retiendra particulièrement la mise en relief de plusieurs facteurs qui conditionnent la réussite d’une réforme, dont les modalités de légitimation, l’adaptation aux contextes locaux et la nécessité d’une démarche participative.

Se soucier de rendre une réforme légitime

On ne peut espérer qu’une réforme s’implante dans la durée si elle n’est pas perçue comme légitime par l’ensemble des acteurs, rappelait Christian Maroy lors de la première plénière. Le changement ne s’effectuera pas si ceux qui sont en première ligne pour le mettre en œuvre y sont hostiles. Selon lui, l’institutionnalisation des réformes a besoin de trois types de légitimation. Morale d’abord : la réforme doit être défendable au regard des valeurs de l’école. Cognitive ensuite : la recherche donne des arguments pour justifier la réforme.

Enfin, il faut aussi une légitimité pragmatique, de terrain : le changement doit être perçu comme « faisable, praticable, plausible » au quotidien. Si les principaux concernés – les enseignants dans le cas d’une réforme pédagogique – n’ont pas été associés en amont, dans une logique de coconstruction des réformes, et si les savoirs d’expérience n’ont pas été suffisamment reconnus et mobilisés, tout se complique. Cette insistance sur la nécessité d’associer les acteurs dès la phase de conception en bousculant la logique descendante est revenue chez de nombreux intervenants.

De la souplesse pour prendre en compte les contextes

Un autre point – évoqué le premier jour par Claude Lessard – a traversé les propos de plusieurs intervenants : l’attention portée aux contextes. Parce qu’ils sont différents, les mises en œuvre ne peuvent être que plurielles : elles ne peuvent se réduire à un enchainement séquentiel d’actes techniques. Pour tout passage du prescrit au réel, des adaptations sont nécessaires qui supposent des protocoles souples où les acteurs locaux gardent une marge d’initiative.

Cette phase ne peut faire l’économie d’un travail d’interprétation, de traduction où les cadres intermédiaires ont un rôle majeur. Mais d’autres acteurs pourraient y prendre place, on l’a montré en reprenant la proposition de Stanislav Štech d’aller vers une implication plus forte des chercheurs pour « traduire la science en arguments » et faciliter la réception des réformes dans le débat public.

Des démarches participatives

Il a enfin été très souvent question de la nécessité de démarches participatives, où chaque catégorie d’acteurs est associée à chaque phase du processus même s’il convient de ne pas sous-estimer les difficultés que rencontre cette intention. Les démarches participatives sont plus lourdes, plus coûteuses en temps. Elles se heurtent – selon Marc Romainville, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Namur – à la crise de confiance vis-à-vis de la démocratie représentative. De plus, les débats sont parfois confisqués par les réseaux sociaux par nature clivants et caricaturaux. Et si la participation semble bien nécessaire, elle ne garantit cependant pas à tout coup le succès, d’autres facteurs venant interférer.

Pour ce qui concerne les réformes pédagogiques Vincent Dupriez, professeur de sciences de l’éducation à l’université de Louvain, pointe l’écueil majeur qui, à ses yeux, les rend si difficiles : la « forme scolaire » et son environnement organisationnel. La structure cellulaire (en boîte à œufs ) limite, voire empêche, le travail collégial. Aucun changement conséquent ne s’opérera, selon le chercheur, sans une déprivatisation des pratique. Ce changement peut être favorisé par la mise en place de communautés d’apprentissage ou de recherches collaboratives qui réunissent chercheurs et praticiens et conduisent des professionnels à travailler ensemble à partir des problèmes professionnels auxquels ils sont confrontés.

On pourrait espérer qu’à terme ces nouvelles façons de travailler fassent passer d’une conception individuelle de l’autonomie et de la liberté pédagogique à une dimension plus collégiale et collaborative. Une étude de cas présentée par Estelle Cantillon, professeure d’économie à l’Université libre de Bruxelles, et Jean-Pierre Verhaeghe, président de la plateforme locale de concertation des écoles fondamentales de Gand (Belgique), sur la mise en œuvre du système de double quota dans les écoles fondamentales de Gand pour introduire plus de mixité sociale dans un système de libre choix scolaire, montrait combien l’écoute du terrain et l’adaptation des mesures en fonction de ce qui s’exprime sont primordiales. Le souci de laisser des marges de manœuvre au niveau local a été une condition décisive de l’efficacité et de l’adhésion de tous les acteurs de l’école autour des objectifs de la politique scolaire. Cette ouverture à tous a permis à la plateforme locale de concertation de jouer un rôle essentiel de promotion de la mixité sociale en facilitant un dialogue informé sur ses enjeux et de favoriser la construction d’un consensus

« Il faut voyager léger »

En conclusion, Claude Lessard insistait sur l’importance stratégique de l’échelon « établissement », « entité vivante » et lieu de « capacitation des acteurs ». Mais il faut, selon lui, « voyager léger », ne pas vouloir tout entreprendre à la fois, viser ce qui est faisable. Il pointait aussi l’institutionnalisation nécessaire de la « fonction de traduction » pour « traduire la science en arguments », de façon à ce que les débats sur les politiques éducatives ne se réduisent pas à des « oppositions de croyances » et que les résultats de la recherche puissent en venir à mieux informer les décideurs pour fonder une politique.

Sans doute convient-il aussi de garder en mémoire l’alerte de Vincent Dupriez rappelant que « ce qui fonde une réforme n’est pas seulement son efficacité supposée », mais les « valeurs et finalités » qu’elle cherche à promouvoir. Une préoccupation qui traversait aussi le récent numéro de la revue du CIEP (Centre international d’études pédagogiques) sur « Les valeurs dans l’éducation ».

Nicole Priou

En février 2022, on trouvera en ligne sur le site du Cnesco :

  • Les nombreuses notes d’experts, études de cas, rapports scientifiques s’inscrivant dans une série de ressources publiées par le Cnesco sur la thématique « Gouvernance des politiques éducatives ».
  • Les vidéos des plénières.
  • Le dossier de synthèse et les préconisations émanant de cette conférence de comparaisons internationales.

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1 Ces préconisations ainsi que les rapports préparatoires, les études de cas et les vidéos des plénières seront disponibles sur le site du Cnesco en février 2022.


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