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Philosophie : penser ensemble, dès la maternelle

Qu’est-ce qu’être intelligent ? Une intelligence artificielle peut-elle comprendre ce qu’est un lien humain ? Ces questions, et bien d’autres, ont été soulevées par 180 élèves de l’académie de Créteil ayant participé au dispositif 1, 2, 3 Philojeunes sur le thème de l’IA. À l’issue de cette journée, une classe de 3e se demande pourquoi la philosophie n’est pas accessible à tous les élèves. Voici sa lettre ouverte adressée « à celles et ceux qui peuvent changer les choses ».

Le 27 mai 2025, nous avons participé à la journée 1, 2, 3 Philojeunes, organisée par la Cardie de Créteil au lycée Pauline-Roland de Chevilly-Larue. Plus de 180 élèves, du CM2 à la terminale, venus de toute l’académie de Créteil, étaient réunis autour d’un même objectif : penser ensemble. Nous sommes venus en classe entière, majoritairement des collégiens. Tout au long de la journée, nous avons partagé des questions sur la thématique de l’intelligence artificielle avec d’autres élèves de 3e et de terminale.

Nous étions répartis dans des groupes multiâges, sans nous connaitre au départ. Pourtant, rapidement, les idées ont circulé. La journée a commencé par un photolangage en lien avec le sujet de cette journée : chacun devait choisir une image qui évoquait notre vision de l’intelligence artificielle, et dire pourquoi. C’était une façon d’entrer dans la réflexion, de parler de soi sans se mettre en difficulté, de dépasser la timidité. Ce moment a permis de briser la glace : une première ouverture vers les autres.

Formuler des questions

Puis, nous nous sommes réunis en groupe de quatre à six élèves, pour analyser des documents sur le thème « L’intelligence artificielle et nous », accompagnés d’adultes qui étaient là non pas pour donner des réponses, mais pour nous aider à formuler des questions. Par exemple : Qu’est-ce qu’être intelligent ? Est-ce penser ? Apprendre ? Comprendre ? Qu’est-ce que le mot artificiel évoque pour vous ? Qui est le « nous » ? Sommes-nous tous concernés par l’IA ?

Durant cette étape, nous avons tenté de clarifier ensemble des mots comme : intelligence, lien, authentique, artificiel, altérité. Petit à petit, nos réflexions ont pris forme : nous sommes passés des questionnements des documents à nos propres questions, qui nous ont amenés à la construction d’une problématique collective.

À partir de là, nous avons mené une discussion à visées démocratique et philosophique (DVDP) en grand groupe, en cercle. Nous avons réparti les rôles (reformulateur, synthétiseur, observateur, président de séance), nous avons défini les mots de notre problématique, puis nous sommes entrés dans la discussion. C’était un moment où l’on ne cherchait pas une réponse unique, mais à construire ensemble du sens de façon précise et avec des arguments.

Fresques, lettres, romans-photos

Nous avons ensuite pris un temps de métacognition : nous nous sommes interrogés sur la manière dont nous avions mené cette discussion. Nous nous sommes rendu compte que nous avions pris beaucoup de temps à expliquer les mots, que souvent nous faisions des digressions pour mieux comprendre le sujet. Nous avons trouvé que les rôles étaient bien tenus, et qu’ils facilitaient la discussion, surtout le reformulateur.

Enfin, la journée s’est clôturée par une activité créative collective : fresques, lettres, romans-photos, pour garder une trace commune de cette expérience unique.

Le lendemain, de retour dans notre classe, nous avons repris les dossiers sur lesquels nous avions réfléchi pour partager notre expérience de cette journée. Nous nous sommes interrogés sur la place de la philosophie à l’école. Et nous nous sommes posé cette question : pourquoi faudrait-il attendre la terminale pour philosopher ? Pourtant, ces grandes questions sur l’existence (l’amour, la liberté, la mort, la justice, la peur), nous les portons déjà en nous, et parfois depuis la maternelle, depuis qu’on commence à ressentir le monde, à s’étonner de ce qui nous entoure.

Ce qui fait notre humanité

Nous, élèves de 3e D, pensons qu’il est urgent de changer cela. Et nous ne sommes pas seuls.

Pendant cette journée, nous avons réfléchi à ce que l’intelligence artificielle dit de nous. De nos liens, de nos choix, de notre humanité. Peut-on aimer une machine ? Une IA peut-elle comprendre ce qu’est un lien humain ? Sommes-nous en train de déléguer ce qui fait notre humanité : penser, douter, choisir ? Ou bien l’IA peut-elle être un miroir qui nous aide à mieux nous connaître, à mieux vivre ensemble ?

Ces questions, nous ne les avons pas abordées comme des dissertations à préparer. Nous les avons vécues ensemble, dans des espaces où le doute devenait une force. Chacun de nous a pu contribuer avec ses mots, ses idées, ses hésitations, ses images. Nous avons compris que philosopher, c’est oser dépasser ses préjugés, c’est oser questionner, c’est oser prendre le temps de douter, c’est oser écouter avec son corps et son esprit.

Et dans ce monde où tout va vite, cette journée a été pour nous un souffle. Nous avons ralenti pour mieux nous questionner et nous entendre, présents à nous-mêmes, aux autres et au monde.

Penser n’est pas un privilège

Mais cette occasion n’est pas garantie à tous. Aujourd’hui, la philosophie est presque absente de l’école. Elle est quasi inexistante dans les lycées professionnels et dans les filières technologiques, elle est réservée à une minorité. Cet accès de la philosophie à une seule partie des élèves n’est-elle pas injuste ?

Penser n’est pas un privilège. Ce n’est pas une récompense pour les « bons élèves ». C’est un besoin fondamental, une manière de grandir, de devenir plus libre, plus humain, plus conscient.

Tout au long de l’année, nous avons eu la chance de vivre en classe des communautés de recherche (CR) et des DVDP, souvent en lien avec notre programme de 3e.

Ces moments changent le regard qu’on porte sur nous-mêmes et sur les savoirs de l’école. Ils nous rendent plus attentifs, plus curieux, plus critiques. On apprend à accueillir la pensée de l’autre, à lui faire de la place pour dialoguer : l’objectif n’est pas de (con)vaincre mais d’agrandir notre pensée avec les autres.

Nous croyons que ces expériences devraient être possibles partout, à tous les âges, dans toutes les filières. Alors, à celles et ceux qui peuvent changer les choses, nous disons : donnez à tous les élèves le droit de philosopher. Pas seulement en terminale. Pas seulement dans les filières générales. Pas seulement pour les bons élèves.

Mais partout. Partout où il y a des enfants. Partout où il y a des questions.

Parce que penser ensemble, c’est déjà commencer à changer le monde.

Les élèves de 3e D du collège Eugène-Chevreul de L’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne)

Le point de vue de l’enseignante

La réflexion s’est poursuivie en classe par un travail collectif sur les dossiers de la Communauté de réflexion. La curiosité et l’interrogation des élèves, particulièrement ceux qui s’orientent vers des filières technologiques ou professionnelles, ont fait surgir une question importante : pourquoi la philosophie ne fait-elle pas partie de leur parcours ? Ce questionnement a donné lieu à un échange, révélant leur souhait que la philosophie soit accessible à tous, de la maternelle au lycée, en soulignant son rôle fondamental dans le développement de la pensée critique et dans la compréhension du monde.

Bouchra Slimani
Professeure de lettres au collège Eugène-Chevreul

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Couverture du numéro 538, « La parole des élèves »