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Faire participer des élèves en les déstabilisant ?

Une recherche collaborative avec des équipes exerçant en éducation prioritaire a conduit à étudier les fonctions pédagogiques de l’incertitude chez les élèves. Il s’agissait de comprendre si générer du doute en début de séance pouvait faire participer davantage des élèves en classe.

Le réseau d’éducation prioritaire Joséphine-Baker du Mans, dans l’académie de Nantes, a été le lieu d’une très riche aventure à la fois de recherche et pédagogique. Entre 2021 et 2024, une équipe de professeurs des écoles et de professeurs du collège s’est constituée pour explorer les pistes possibles à la participation active des élèves pendant les temps de classe. En effet, le constat de départ était que les enfants et adolescents accueillis dans les écoles et le collège du réseau, majoritairement issus de familles socialement défavorisées, semblaient subir les cours et montrer d’eux beaucoup de passivité face à l’activité scolaire.

Plutôt que de se résigner à accepter cette inertie, cette équipe a étudié comment des organisations coopératives (par du travail en groupe, des discussions à visées démocratiques et philosophiques – DVDP – ou du tutorat entre élèves) pouvaient mobiliser davantage leurs élèves au quotidien. Au terme des deux premières années de recherche, la notion d’incertitude épistémique a été mise en exergue. Par son intermédiaire, les élèves retrouveraient de la curiosité et montreraient de fortes envies à trouver des réponses à leurs questions.

Une incertitude épistémique, c’est lorsque l’on doute de ses idées, au point de ressentir le besoin de les réviser, notamment en s’appropriant des savoirs permettant de mieux résoudre les problèmes que l’on rencontre. C’est une incertitude qui conduit à apprendre quelque chose de nouveau. Cela correspond à ce que Piaget désignait par postures gamma, consistant à incorporer une perturbation cognitive dans son système de pensée.

Ces perturbations sont souvent la conséquence d’une mise en conflit d’idées différentes, ce qui devient la source d’un besoin de stabilisation. « Pour que le conflit puisse entrainer des progrès, il est nécessaire que celui-ci donne lieu à des régulations particulières1. » On retrouve aussi ce besoin d’incertitude pour apprendre du côté des pédagogies de l’enquête, avec qui l’étonnement appellerait la connaissance2.

Du travail en groupe et des DVDP

Ces vécus d’incertitude pour apprendre pourraient être rencontrés de diverses manières par des élèves à l’école ou au collège. Dans le cadre de la recherche collaborative du réseau Joséphine-Baker, nous avons pu explorer deux pistes pédagogiques : les DVDP et les situations de travail en groupe.

Avec des élèves en CM2 et en 5e, nous avons pu étudier la participation des élèves à travers des DVDP. Avec des élèves en CM2, 6e et 5e, nous avons pu faire de même au cours de séances avec du travail en groupe.

Une DVDP correspond à une réunion démocratique où les élèves disposent de règles de distribution de la parole pour échanger autour d’une thématique commune à partir de consignes faisant appel à une articulation des exigences intellectuelles nécessaires pour philosopher : argumenter, conceptualiser et problématiser3. Dans le cadre de cette recherche, nous avons pu étudier des DVDP sur la notion d’identité et de celle de vérité.

Un travail en groupe correspond à une situation organisée par un enseignant où les élèves échangent leurs idées (après y avoir réfléchi individuellement) autour de l’énoncé d’une situation-problème4. Nous avons pu étudier la participation d’élèves en groupes lors de cours de français, de mathématiques, de physique-chimie et de technologie.

Quelques paroles d’élèves

Pour étudier les rapports à ces formes d’incertitude, nous avons collecté la parole des élèves suite à des séances avec des DVDP ou du travail en groupe. Voici quelques extraits des verbatims d’entretiens avec ces élèves :

Ahmed (CM2) : « La bougie, c’est à chaque fois qu’on commence des débats philosophiques, c’est comme un petit rituel, on doit allumer une bougie. »

Lukas (CM2) : « C’était bien, mais en fait, ce qui est un peu dommage, c’est que dans ce truc-là, bah on n’a pas eu trop de réponses. Ça m’a bloqué et j’ai pas trouvé de réponse tout de suite. »

Reetchi (CM2) : « On a beaucoup participé, mais je sais même pas si les autres savaient un peu répondre à la question. »

Clément (5e) : « Ça m’a donné des idées en écoutant les autres, mais ça m’a embrouillé aussi. Je savais plus quoi penser. C’était bien, mais je savais plus. 

Axelle (5e) : « J’ai trouvé en cherchant beaucoup, mais au bout d’un moment, j’ai plus trouvé… En écoutant les autres j’ai eu d’autres idées, mais j’ai continué à chercher toute seule. Et puis le prof, il nous a expliqué et ça m’a rassurée. »

Skéïssya (5e) : « On réfléchit à la question ensemble mais c’est pas très clair. Alors la prof, elle nous a dit que c’est pas d’être contre, mais plutôt d’être ensemble, c’est pour mieux évoluer. »

Sirine (5e) : « On doit leur dire qu’est-ce qui nous fait penser que c’est vrai ce qu’on dit, et les autres doivent nous dire qu’est-ce qui dit que c’est vrai. Puis on mélange tout ça. »

Prisca (CM2) : « Ben moi, j’aimerais bien savoir la réponse (au moment collectif, quand l’enseignante a montré au tableau toute la diversité des réponses données au sein de la classe). »

Wendy (CM2) : « Oui c’est mieux quand on discute, parce que tu donnes ton avis. Par exemple, tu donnes ton avis, la maitresse elle dit : “Qu’est-ce que c’est ? Qui suis-je ?” Alors qu’une leçon, la maitresse, elle te le dit, après toi le soir, tu dois le lire en devoir. »

Les sept principaux leviers identifiés

Au final, qu’est-ce qui favoriserait l’émergence de l’incertitude au sein d’un cours ? Qu’est-ce qui ferait de cette incertitude une raison de participer davantage en classe ? Plusieurs leviers ont pu être identifiés :

  • des espaces pédagogiques « hors menace », où les élèves sont encouragés à s’exprimer, n’ont pas peur de donner leur avis et de se tromper sans risquer des moqueries ;
  • des fonctionnements de classe ritualisés, pour que les élèves ne découvrent jamais complètement comment les séances vont se dérouler ;
  • un équilibre entre des temps individuels, en groupe et collectifs, pour que les élèves commencent par réfléchir seuls puis terminent par un travail par eux-mêmes ;
  • le choix de déclencheurs prévus par l’enseignant pour susciter du conflit d’idées : un dilemme, une question sensible, une situation-problème, etc. ;
  • accompagner les moments de difficulté pour que les élèves résistent à la tentation de renoncer et poursuivent leurs réflexions jusqu’à s’approprier les contenus réduisant leurs incertitudes ;
  • répondre à l’incertitude des élèves (par de la transmission des savoirs après le temps coopératif) au moment où les élèves vivent collectivement cette incertitude, afin qu’ils obtiennent des réponses directes à leurs questions ;
  • une formation préalable des élèves à l’incertitude et des explicitations régulières, pour les prévenir que douter de leurs certitudes est très intéressant pour comprendre un savoir nouveau ; l’incertitude n’étant pas un objectif en soi, mais un moyen améliorant l’apprentissage des élèves.

Il ressort aussi de ce travail de recherche que valoriser l’incertitude chez les élèves implique que leurs enseignants acceptent eux-mêmes d’autres formes d’incertitudes, liées à la parole donnée aux élèves et aux manières de les accueillir, de les utiliser et d’en faire du matériau didactique et pédagogique. Dans le cadre de cette recherche, c’est peut-être la dynamique de recherche qui a assuré cet accompagnement à l’incertitude professionnelle.

Mounia Jaouen
Conseillère pédagogique circonscription Le Mans Sud
Yohann Grignon
Coordonateur REP+ du réseau Joséphine Baker, Le Mans
Sylvain Connac
Enseignant-chercheur en sciences de l’éducation, laboratoire Lirdef, université Paul-Valéry de Montpellier

Sur notre librairie

Notes
  1. Voir Céline Darnon, Fabrizio Butera, et Gabriel Mugny, Des conflits pour apprendre, PUG, 2008.
  2. Voir Joris Thievenaz, De l’étonnement à l’apprentissage. Enquêter pour mieux comprendre, De Boeck Supérieur, 2017.
  3. Michel Tozzi, Nouvelles pratiques philosophiques, Chronique sociale, 2012.
  4. Sylvain Connac, Carmen Rusu, « Analyse de l’activité de lycéens en situations pédagogiques de travail en groupe », Activités n° 18(2), 2021. En ligne : https://journals.openedition.org/activites/6705#ftn5.