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Le chemin des émotions ou comment faire cœur avec la littérature

Comment faire lire une œuvre du patrimoine ? Comment montrer la vivacité des œuvres du passé et l’écho qu’elles peuvent avoir dans nos vies aujourd’hui ? Telles sont les questions qui m’ont poussée à travailler autour du recueil des émotions des élèves lors de la lecture intégrale de la pièce Les Fourberies de Scapin de Molière, en classe de 5e.
Pour cela, j’ai repensé ma séquence à travers une trame nommée « Le chemin de mes émotions » qui a servi à la fois de guide de lecture et de programmation des séances.
Pour entrer dans la pièce et revenir sur les émotions, rien de tel que de commencer par des exercices théâtraux. C’est donc par une séance sans table ni chaise que les élèves ont découvert l’un des enjeux principaux du texte.
Les élèves, étonnés par cette disposition, sont donc placés en cercle pour travailler sur un mot : le « Ah » qui ouvre la pièce. Ce simple mot ouvre déjà le champ des possibles. À tour de rôle, ils doivent proposer une manière de le prononcer. Tous se prêtent au jeu. Après ce premier temps, nous revenons sur les propositions faites par les élèves, en essayant de nommer les différentes émotions contenues dans leurs interprétations.
On pousse ensuite l’exercice plus loin en jouant sur le débit, le volume. Puis, on passe du mot à la phrase : « Ah fâcheuses nouvelles pour un cœur amoureux ! » Les élèves échangent sur les significations possibles et proposent des émotions qui peuvent y être associées. Puis ils se lancent dans la profération de cette réplique à tour de rôle.
Le jeu se poursuit avec une nouvelle contrainte : trois gestes à trouver, trois secondes d’attente et la réplique est dite. Grâce à ce premier temps, les élèves ont pris conscience de l’urgence de la situation dans laquelle se trouve Octave, du thème de la relation amoureuse. Ils sont donc prêts à découvrir la scène d’exposition.
Les élèves découvrent alors les deux premières scènes de la pièce. C’est après ce temps de lecture que je leur présente le chemin des émotions qui va guider leur lecture de l’œuvre. Certains font le lien avec la séance d’introduction, le verbalisent pour ceux qui n’avaient pas fait le rapprochement. Ils se lancent alors dans la rédaction de ce qu’ils ont ressenti. J’insiste bien sur le fait que je ne veux pas un résumé des scènes, mais bien leur avis de lecteur ou de lectrice. Cela décontenance certains élèves, qui craignent de mal interpréter.
Une fois cette phase individuelle achevée, les échanges commencent, un peu timides au début, plus nourris ensuite : les uns évoquent la peur qu’ils ressentent à l’idée des retrouvailles entre Octave et son père, d’autres s’étonnent de la situation (un père choisit celle que son fils doit épouser). Des émotions, nous passons donc au débat interprétatif pour faire naitre les enjeux de la scène d’exposition.
Les élèves prennent conscience que le début de la pièce est essentiel pour la mise en place des personnages et des liens qui les unissent, mais surtout pour présenter le problème rencontré. Ce début les interroge sur le sort à venir des personnages, mais aussi sur leur statut. En effet, Octave semble être au centre de l’intrigue, mais le titre même de la pièce laisse supposer que le personnage principal est Scapin. Un questionnement qui permet de les lancer dans la lecture de la suite de l’œuvre.
Ainsi, de scène en scène et de séance en séance, la parole des élèves se libère. Ils prennent conscience de l’importance de leur subjectivité de lecteur, de l’échange avec leurs pairs et du fait que l’on peut avoir une lecture plurielle d’un même personnage, d’un même fait. Au sein de la classe nait alors une véritable communauté interprétative, où la parole de chacun est prise en compte. Ces temps d’échange favorisent l’écoute. L’accès à la compréhension des enjeux de la pièce est facilité.
À partir des émotions des élèves, de leurs interrogations, nous avons pu accéder au sens de la pièce. Nous sommes allés vérifier leurs hypothèses en nous référant au texte. Il s’agit ainsi de leur montrer comment justifier, éclairer une appréciation en se basant sur le texte, mais aussi sur le contexte historique de la pièce.
Ces retours au texte ont permis, par exemple, de montrer les ressorts du comique de parole ou bien ceux du comique de gestes par l’étude des didascalies, afin de mieux comprendre pourquoi ils avaient trouvé certains moments plus drôles que d’autres. Les élèves ont pu ainsi s’exprimer librement et faire évoluer leur vision des personnages, d’où l’image du chemin. Celui de la pensée, celui où l’on peut se perdre, celui où l’on fait des découvertes, celui où l’on prend le temps, celui où l’on peut faire demi-tour.
Ce dispositif montre comment mettre les droits du lecteur1 au service de l’interprétation. Les élèves ont ainsi le droit de donner leur avis, de se poser d’autres questions que celles de l’enseignant, de s’imaginer ce que pensent les personnages. Les discussions sont une bonne manière de développer l’esprit critique des élèves, de leur apprendre à s’écouter, de se créer une culture commune, de faire le lien avec leur vécu et avec la société.
Au terme de cette séquence, les élèves, fiers d’être arrivés au bout de la lecture de la pièce, ont pu faire le bilan de ce qu’ils avaient ressenti. Il leur a semblé important de pouvoir dire que leur regard avait évolué sur tel ou tel personnage, afin de prendre conscience que la lecture se vit et que l’on peut changer d’avis, que l’on a le droit d’apprécier un personnage, mais que son camarade n’aura pas forcément le même point de vue.
Voici deux exemples de bilans d’élèves :
« Mon regard sur les personnages a changé, notamment sur Scapin. Au début, je le trouvais aidant, puis méchant et à nouveau gentil. Je suis passé par de nombreuses émotions durant l’histoire : l’empathie, la colère, l’inquiétude, la confusion, le rire, la déception, l’étonnement et la joie. J’ai bien aimé que tout s’emmêle lentement durant l’histoire et que tout se dénoue vite à la fin. »
« Mon regard sur Scapin a beaucoup évolué au fur et à mesure de l’histoire. Tous les personnages de l’histoire sont différents les uns des autres, mais à un moment ou à un autre de l’histoire, leurs défauts sont accentués pour faire rire le spectateur. Chaque mensonge de Scapin le met de plus en plus dans l’embarras, ce qui donne lieu à des situations improbablement drôles. »
Le recueil des émotions des élèves au fur et à mesure permet donc de diversifier les opérations de lecture. Les processus d’appréciation, de compréhension et d’interprétation sont mobilisés. Les documents produits par les élèves sont pour l’enseignant un moyen de prendre connaissance des difficultés de compréhension rencontrées. Ce dispositif donne pleinement sa place au sujet-lecteur de chaque élève et montre comment passer d’une émotion à la compréhension pour accéder à une lecture littéraire2.
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Notes- Daniel Pennac, Comme un roman, Gallimard, 1992. L’auteur énonce une liste des droits imprescriptibles du lecteur : « Le droit de ne pas lire ; le droit de sauter des pages ; le droit de ne pas finir un livre ; le droit de relire ; le droit de lire n’importe quoi ; le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible) ; le droit de lire n’importe où ; le droit de grappiller ; le droit de lire à haute voix ; le droit de nous taire. »
- Jean-Louis Dufays, Louis Gemenne, Dominique Ledur, Pour une lecture littéraire, De Boeck Supérieur, 2015, et Sylviane Ahr (dir.), Former à la lecture littéraire, Canopé, 2015 sont les ouvrages qui m’ont amenée à réfléchir à ce dispositif.