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« On est vraiment à la place à laquelle on doit être en tant qu’enseignants »

Au départ, il y a un projet pédagogique interdisciplinaire en classe préparatoire. À l’arrivée, des menaces de mort, une enseignante qui porte plainte et un voyage scolaire annulé. Fin novembre 2022, des communiqués de presse de Reconquête et du Rassemblement national visent un voyage organisé à Calais pour ses élèves par Sophie Djigo, professeure de philosophie en classe préparatoire à Valenciennes. Il s’agit d’un travail ethnographique sur l’exil et la frontière, mais les deux partis d’extrême-droite accusent l’enseignante d’être une « idéologue ». Leurs communiqués sont relayés par des sites sur lesquels apparaissent des menaces de mort à l’encontre de l’enseignante. Le rectorat décide d’annuler le voyage pour des raisons de sécurité. Sophie Djigo nous présente le projet, qui se poursuit, et s’inquiète des atteintes portées par des réseaux d’extrême-droite contre l’école et la recherche.
Pouvez-vous nous présenter votre projet et sa genèse ?

J’enseigne en hypokhâgne depuis 2021, et je suis aussi spécialiste des questions migratoires et des solidarités. J’ai fait quatre années de terrain auprès des accueillants, ce qui a donné un livre collectif avec trois autres philosophes, dans lequel nous exposons les résultats de nos enquêtes : Des philosophes sur le terrain (éditions Créaphis). Il est d’ailleurs sorti le 24 novembre dernier, et le 28, cette sinistre affaire me « tombe dessus » ; ça nous a un peu privés du plaisir du lancement du livre…

Pour en revenir à mon enseignement, j’avais envie de profiter de ma spécialisation auprès de mes étudiants. J’interviens un peu partout en France auprès des étudiants des autres, je trouvais dommage de ne pas en faire profiter les miens…

Je suis arrivée dans l’établissement à la rentrée 2021. Je me suis rendu compte qu’un travail autour de la frontière permet de regrouper à peu près toutes les disciplines de l’hypokhâgne. Deux collègues ont eu envie de se joindre à moi sur un projet interdisciplinaire, ma collègue de théâtre et celle de culture antique. On a reformulé le thème en « exil et frontière », ce qui cadrait mieux avec les programmes. Il y a notamment un volet sur l’exil dans le monde antique, avec un corpus de textes basé essentiellement sur Ovide, Homère et Tite-livre, bien connus pour être de dangereux idéologues gauchistes…

On a travaillé deux mois sur le projet, que l’on a proposé au chef d’établissement en juin dernier. Il fallait prévoir un budget, qui a été voté en juin, et le projet a démarré en septembre.

Quels sont vos objectifs pédagogiques ?

Le premier, c’est de travailler en interdisciplinarité. C’est important pour nous. Ça commence à se faire en classe préparatoire, mais ce n’est pas une pratique très usuelle. En hypokhâgne, on n’a pas de concours, donc on a cette latitude. Nous savons qu’une partie infime de nos étudiants seront normaliens, et même les normaliens vont poursuivre des études universitaires, or, nous savons que l’interdisciplinarité est une dimensions très importante à l’université. Nous avons en plus réuni trois disciplines assez différentes.

Ensuite, nous voulons initier les étudiants aux méthodes de la recherche. En classe préparatoire, on prépare les épreuves du concours, et l’exercice très spécifique de la dissertation, qu’ils ne feront plus du tout à l’université. Nous voulons leur faire découvrir aussi des méthodes utilisées à l’université, pour qu’ils ne soient pas complètement perdus en arrivant, les emmener sur le terrain, pour leur faire appréhender trois méthodes en particulier : l’observation (comment se matérialise la frontière), le choix d’un sujet en lien avec le thème, et l’écriture d’un mini-mémoire. Deux journées d’étude sont organisées en partenariat avec l’université Lille 3 pour leur permettre d’approcher ce que vivent des étudiants qui font de la recherche.

Enfin, il s’agit de faire réfléchir les étudiants au rapport au réel et de les amener à comprendre les méthodes des sciences sociales, comprendre ce que c’est que faire du terrain, et y réfléchir avec les outils de la philosophie. Bien sûr, c’est à une échelle extrêmement modeste. Nous avions donc programmé une journée d’ethnographie, la fameuse journée à Calais. Il s’agissait très modestement de les amener à aborder trois méthodes de travail : l’observation de la matérialisation de la frontière avec appareil photo et carnet de notes ; l’observation participante, puisque les étudiants étaient invités à participer aux ateliers de bénévolat de l’Auberge des migrants ; l’entretien, qui est plus classique. Et il y avait un quatrième volet, toujours dans l’idée de réfléchir au rapport au réel, mais pour ne pas le faire uniquement du point de vue des sciences sociales, à savoir en abordant aussi de celui du théâtre documentaire. Nous avons donc deux journées d’atelier prévues avec le metteur en scène Hugues Duchêne. L’idée était de repartir de l’expérience des étudiants à Calais pour faire du théâtre documentaire. Mais bien sûr, nous allons devoir partir d’autre chose. Ce que l’on fait d’un même matériau est différent selon que l’on est chercheur ou chercheuse en sciences sociales ou que l’on fait du théâtre documentaire.

C’est un projet très exigeant, qui permet de confronter nos étudiants à des réalités de contenus mais aussi de méthodes. Il s’étend de septembre à mai. Nous avons démarré le volet sur l’exil dans le monde antique et le travail en philosophie sur un corpus de textes (Montesquieu, Hobbes, et des philosophes contemporains comme Walzer et Kymlicka).

La journée à Calais permettait d’aborder une réalité assez proche des étudiants : Calais et Valenciennes sont dans la même région. Je voulais aussi leur faire prendre conscience que la philosophie ne se fait pas uniquement dans un fauteuil. On ne peut pas produire de connaissances sans observer les faits. C’est un héritage positiviste que j’assume, j’ai démarré mon travail de chercheure avec Robert Musil, qui disait : « le pied le plus sûr est aussi le plus bas ». Il s’agit de « dégonfler » la philosophie et de la faire redescendre au niveau des faits. La journée à Calais permettait de mettre le pied suffisamment bas, de faire ce que font les chercheurs de terrain. Quand j’ai vu ce qui est arrivé, je me suis dit que ce rappel aux faits est effectivement essentiel, puisqu’il dérange autant…

Donc, le projet continue…

Oui, bien sûr ! Nous allons remplacer la journée à Calais par d’autres matériaux ethnographiques en lien avec le thème. Nous avons beaucoup d’idées, il va falloir faire un choix. Ce ne sera pas la même chose, et la plupart des étudiants sont très déçus parce que ça les intéressait d’aller voir la réalité de la frontière, voir ce que c’est qu’une énorme ONG humanitaire, dont les bénévoles viennent du monde entier. Des frontières internationales et une structure humanitaire internationale, c’est un double objet à questionner philosophiquement, c’est très intéressant.

Et puis tout le reste du projet est déjà programmé, validé, financé, et le calendrier ne bouge pas.

Est-ce que vous avez peur de continuer ?

Oui, la peur est toujours là, on ne va pas se le cacher, mais il nous semble que nous sommes vraiment à la place qui est la nôtre en tant qu’enseignants. Nous avons bien pris conscience que les savoirs qu’on produit, en sciences sociales ou en théâtre, fragilisent les idéologies d’extrême-droite. Les rationalités que nous produisons érodent leurs idées, c’est évident. Ceux qui les prônent ont donc tout intérêt à nous éliminer. Avec une inversion délirante, des idéologues qui nous accusent de l’être, nous professeurs ou chercheurs.

Il y aurait de quoi faire sur la question des idéologies. C’est un terme qui est devenu confus. Pour un rationaliste comme Musil, l’idéologie, c’est la mise en ordre de nos sentiments associés à nos idées, c’est nécessaire pour accéder à une rationalité. Mais des partis comme Reconquête et le RN ne l’utilisent pas en ce sens. Pour eux, idéologie est synonyme d’endoctrinement, de propagande. La signification en philosophie est beaucoup plus riche et complexe.

D’après vous, qu’est-ce qui a fait que la polémique est tombée sur vous? Il y a d’autres projets pédagogiques qui auraient pu susciter le même genre de réactions de la part de ces partis ?

Il se trouve qu’Éric Zemmour était dans la région la veille de la parution du communiqué de Reconquête, à une semaine du premier anniversaire de la création de son parti, un parti qui a beaucoup de mal à se relancer, et qui essaye depuis septembre de le faire sur la question de l’école et du « wokisme ».

Ça n’a rien de personnel contre moi, il y avait une congruence de leur côté. Tout le monde est sous le choc dans l’établissement, les collègues comme les étudiants. Il y a une très grande solidarité et une grande inquiétude, parce que ça a mis en lumière des pressions dont beaucoup de collègues sont victimes partout en France de la part de ces réseaux d’extrême-droite. J’ai reçu des messages de collègues que je ne connais absolument pas, qui m’ont exprimé leur soutien parce qu’ils ont eu des problèmes avec des parents qui refusaient pour leur enfant l’enseignement de la Shoah ou de le l’histoire du fait religieux islamique. Il y a des parents qui vont dénoncer un enseignant au chef d’établissement parce qu’ils sont en désaccord avec un cours, qui s’arrogent l’expertise des inspecteurs et accusent des enseignants de faire de l’ « idéologie ». Ça a mis en lumière la grande difficulté de nos métiers. D’où que ça vienne. Un fascisme en vaut un autre.

Il y a aussi des pressions et intimidations à l’encontre des chercheurs. Massivement, cela concerne les sciences humaines et sociales. Pour moi, cela montre bien que l’enseignement de ces humanités n’est pas compatible avec ces idéologies.

Le rectorat et le ministère ont été très attentifs et réactifs, mais il faut une réflexion de fond au niveau de nos institutions pour protéger l’ensemble des collègues. Depuis le 28 novembre et ce qui m’est arrivé, dans le réseau de Reconquête, il n’y a pas deux jours sans signalement d’un collègue accusé d’idéologie. C’est énorme ! Je trouve ça vraiment inquiétant.

Il y a une charge anti-intellectuelle, antirationaliste contre l’école. Les critères de sérieux de la méthode scientifique ne sont plus mis en avant, et les critères d’appréciation des figures d’intellectuels et d’experts sont brouillés. Il y a une défiance, une perte de confiance dans les universitaires qui est triste et effroyable. Et pourtant, non, les réseaux sociaux ne se substituent pas à la production de savoirs universitaires, pas plus que les partis politiques !

Je trouve dangereuse cette confiscation orwellienne des mots: « sanctuariser l’école », « lutter contre la propagande »… Il y a un renversement des significations, les mots sont vidés de leur sens, et certains se les réapproprient à des fins politiques. C’est très fourvoyant pour l’opinion publique. C’est de la stratégie rhétorique, de la stratégie de communication bien connue, mais c’est redoutablement efficace.

Propos recueillis par Cécile Blanchard

 


Sur notre librairie :

N° 558 – Les élèves migrants changent l’école
Coordonné par Jean-Pierre Fournier et Françoise Lorcerie

Les migrations internationales ne font pas seulement l’actualité, elles sont le présent de notre école. Son futur aussi. Sans prêter foi aux images qui veulent faire peur, prenons-en acte. Comment faire pour accueillir des élèves de toutes origines, de tous âges et de toutes langues maternelles ?