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Une note discordante

Je réagis aux premières pages de la note du CSP sur l’école maternelle, qui présentent les intentions des auteurs, leurs orientations générales. D’autres analyses ont insisté sur le caractère hétéroclite d’une note qui peut tout à la fois faire l’apologie de l’approche par le jeu, dans des pages dont je pourrais approuver tranquillement le contenu, et celle de l’enseignement programmé le plus mécaniste, et reprendre des propos de Boris Cyrulnik et ceux de Stanislas Dehaene dans deux paragraphes successifs sans jamais les faire dialoguer, simplement en les juxtaposant. Pour ma part, je vais insister sur quelques éléments de convergence de ce texte.

Cela commence par un glissement : « l’importance cruciale que le système éducatif français reconnaît à l’école maternelle et le rôle majeur de l’enseignement préélémentaire dans la prévention, dès le plus jeune âge, des difficultés scolaire ». Tout du long, si le document s’intitule Note d’analyse et de propositions sur le programme d’enseignement de l’école maternelle, le texte glisse d’ « école maternelle » à « école préélémentaire ».

La formulation « école maternelle  » est utilisée systématiquement lorsqu’il s’agit de décrire ce qui se fait aujourd’hui et ce qui pourrait être maintenu, renforcé (comme la formation des enseignants) ou supprimé, même si le texte se garde bien d’annoncer la moindre suppression dans le programme de 2015, dans un discours qui se veut peut-être rassurant. La formulation « école préélémentaire » est utilisée systématiquement lorsqu’il s’agit de décrire ce qu’il faut changer. L’ « école maternelle » c’est le passé, allons vers l’ « école préélémentaire » : voilà le programme.

Certes, cette dénomination « école maternelle » a un petit côté ringard, à l’heure de #metoo on peut en dénoncer le côté matriarcal, voir machiste, qui renvoie tristement aux propos d’un ancien ministre qui demandait : « Est-ce qu’il est vraiment logique que nous fassions passer des concours bac +5 à des personnes dont la fonction va être essentiellement de faire faire des siestes à des enfants ou de changer les couches ? »

De l’épanouissement aux savoirs fondamentaux

Ne soyons pas injuste, le texte du CSP insiste sur la formation des enseignants de maternelle et ne reprend donc pas l’orientation de ce ministre. Mais, pour revenir aux formulations de cette « note », sur le fond, il reste quelque chose de ce jugement. Ce quelque chose réside dans une lecture des programmes de 2015 qui les associe systématiquement à « l’épanouissement  » et à « l’affectif » par opposition aux propositions du CSP qui seraient du côté des apprentissages formalisés. Le tout est présenté sur l’air de « en même temps », comme dans ces passages : « l’école maternelle est non seulement l’école de l’épanouissement et du développement affectif et social, mais aussi celle de la formation du goût d’apprendre dans le temps même où l’enfant commence à acquérir les premiers savoirs et savoir-faire structurés » et « pour maintenir l’équilibre entre ses deux dimensions, l’épanouissement d’une part, la préparation à l’acquisition des savoirs fondamentaux d’autre part » (page 9).

Je souligne ici également que le développement est qualifié d’ « affectif et social ». Ce sera la seule mention dans l’ensemble de la note du caractère « social  » de ce qui se joue à l’école maternelle. Car la note utilise toujours le singulier, il n’est question que de l’élève, individu qui apprend, même à propos du jeu. Rien sur l’apprentissage de et par la coopération ! Projet collectif, solidarité, interconnections, pour cela, il n’y a pas urgence pour ces experts !

Hiérarchisation des objectifs

Ce « en même temps » est toutefois porteur d’une hiérarchisation stricte exprimée par exemple à la page 6 : « l’école maternelle qui, tout en demeurant une école de la bienveillance et de l’épanouissement, doit aussi être une école de l’exigence et de l’ambition ». Ici, le propos est clair : du côté des programmes et de pratiques du passé, « la bienveillance et l’épanouissement », du côté des orientations actuelles « l’exigence et l’ambition » ! Le procès d’intention fait aux programmes de 2015 est tout entier dans cette formule.

Tout le texte repose sur cette dichotomie entre « épanouissement  » et « apprentissages structurés ». Les programmes de 2105 auraient privilégié le premier, les orientations nouvelles seraient plus équilibrées, or le sérieux est du côté des apprentissages formalisés par des programmes (et même des protocoles).

Elle débouche sur la conception d’un « emploi du temps » qui dissocie les temps consacrés à l’épanouissement (le jeu libre par exemple en ce qu’il serait porteur d’apprentissages informels) et les temps consacrés aux apprentissages formels.

Tout n’est pas aussi caricatural toutefois dans cette note, là encore, le passage sur le jeu et la dimension métalangagière que celui-ci doit prendre à l’école, qui développe et explicite (sans le dire) ce qui figurait déjà dans le programme de 2015, est stimulante.

Sciences et recherche

Le deuxième élément récurrent de la note dit, en quelque sorte, « finies les approximations, finis les bricolages gentillets de l’école maternelle, voici venu le temps de la science qui dit précisément ce qu’il faut faire ». Les études, les tests, les recherches sont constamment évoqués dans le sens d’un discours d’autorité scientifique qui sélectionne ses sources avec des formules comme « des (ou plusieurs) études ont montré… » ou encore « le ministère de l’Éducation nationale s’appuie sur les résultats d’études et de travaux de recherche qui, tous, soulignent l’importance pédagogique de l’école préélémentaire ».

Dans cette phrase, « tous  » peut à la fois laisser entendre que « tous les travaux de recherches existants soulignent cette importance » (ce qui ne serait finalement pas très étonnant et plutôt rassurant sur la capacité de la recherche à confirmer ce que l’observation au quotidien rend évident depuis longtemps pour tous les acteurs) ou alors « tous les travaux sur lesquels s’appuie le ministère… », ce qui suppose un tri sélectif dans la recherche dont les critères ne nous sont pas donnés. Parce que reconnaître qu’il pourrait y avoir des travaux de recherche divergents sur un sujet serait probablement affaiblir l’autorité de la recherche ou du moins les choix de ceux qui utilisent la recherche comme argument d’autorité.

Recherche et réponses complexes

De fait, la sociologie, la psychologie, les neurosciences, s’interrogent et proposent des réponses complexes à la question « qu’est ce qui explique cette importance de l’école maternelle ? » (que la recherche ne nomme pas forcément « préélémentaire »).

Mais le CSP ferme la discussion en distinguant à nouveau l’avant et l’après de la recherche : « Les missions d’étude, les travaux de recherche, les publications de guides et de recommandations pédagogiques depuis 2018 interrogent, en effet, les choix théoriques, pédagogiques et didactiques qui ont orienté la conception du programme de 2015 et invitent à l’envisager sous un angle nouveau. » La date charnière de 2018 nous amène à nous étonner de la rapidité avec laquelle la recherche a produit des résultats aussi probants (à côté d’une telle efficacité, les producteurs de vaccin sont des apprentis !).

Ici, il ne s’agit pas de s’appuyer sur un consensus obtenu par la controverse scientifique pour élaborer un projet de programme, mais de picorer dans les productions de la recherche, celles qui convergent et justifient un programme dont les principes sont élaborés en amont. Et cela justifie aussi la stratégie assumée des « guides  », des « protocoles  », ou encore d’une conception de « l’expérimentation pour améliorer les pratiques des enseignants », qui se présente en fait sous la forme de l’expérimentation de figures imposées par le modèle scientifique de référence. Voilà comment un choix politique est maquillé en choix scientifique.

Évaluation à tous les étages

La troisième constante de ce texte est la référence à l’évaluation, cohérente avec la référence scientiste, crédo du Conseil scientifique de l’Éducation nationale exprimé par exemple par cette phrase qui a enflammé la critique, « il souligne l’importance d’évaluer les enfants dès l’école maternelle ».

On voit là le décalque du procès scientifique et médical issu du laboratoire : faire le diagnostic, identifier les manques, administrer le remède adapté. Les élèves sont considérés d’emblée comme, sinon des malades, du moins des individus dont il faut combler les lacunes. Le texte dit ainsi : « Dès l’âge de 3 ans et dans de nombreux en domaines, les enfants disposent de compétences qu’on peut mesurer et dont on peut indiquer les jalons de progression ainsi que les « attendus » à la fin de l’école maternelle. » Outre le fait qu’en affirmant le possible, cette phrase n’interroge pas le souhaitable, il s’agit de considérer l’apprentissage comme un perpétuel comblement de lacunes mesurables « à l’aune d’attendus à la fin de l’école maternelle ».

Mesurer les manques et non les progrès

La démarche est simple : on décrète un niveau attendu, une norme, on mesure l’écart qui sépare chaque individu de cette norme et on remplit jusqu’au niveau attendu. En l’occurrence, le niveau évalué par les « évaluations à l’entrée au CP ». Le respect du rythme de chaque enfant a disparu du projet, désormais c’est le rythme imposé par l’écart mesuré à la norme, et ceci dès trois ans, qui fait loi. Ceux qui avaient cru que l’obligation de la scolarisation à trois ans permettrait de donner à tous les élèves un peu plus de temps pour grandir, pour baigner dans un bain linguistique, pour jouer, s’interroger, découvrir, n’ont rien compris !

C’est qu’il y a urgence, le texte le répète constamment, urgence à réussir en grande section des tests qui évaluent au début du CP ce que le programme définit comme devant être acquis à la fin du cycle 2 (soit en CE2 !). Il y a urgence « dans la prévention, dès le plus jeune âge, des difficultés scolaires », ce qui ne peut se comprendre que dans le cadre de la dichotomie installée entre « apprentissages  » et « épanouissement  » évoquée plus haut.

Ce qui est présenté comme l’objectif ce sont des « meilleurs résultats » -et non de « meilleurs apprentissages ». Dès trois ans, les enfants entrant à l’école maternelle sont mis devant une obligation de résultat, de performance, qui doit leur permettre de s’inscrire, au nom de « l’égalité des chances » dans la concurrence à la réussite, la lutte de tous contre tous dont le corollaire est l’échec scolaire. Quand il est question de collectif dans ce texte, c’est pour le situer au niveau de l’appartenance à la «communauté nationale»! Absurdité d’échelle, qui révèle à nouveau une conception de la société et de l’école comme un rassemblement d’égos mis en concurrence dès 3 ans et entre lesquels il ne resterait que le sentiment national pour faire ciment.

Lexique et apprentissage de la lecture

Dans ce domaine le texte du CSP opère quelques syllogismes étonnants.

En matière d’apprentissage de la lecture par exemple. Ce que les tests mesurent à l’entrée au CP, ce sont des variables mesurables qui participent à l’apprentissage de la lecture comme la « maîtrise du lexique ». Ces variables ont été choisies parce que l’on a constaté, grâce à des test ad hoc, que ceux qui ont vite appris à lire (vite, vite, vite !) maîtrisaient davantage de mots que ceux qui n’ont pas appris ou ont appris moins vite. Conclusion et syllogisme : la maîtrise du lexique est un préalable à l’apprentissage de la lecture, parce que d’une façon générale « une certaine aisance dans le maniement du français lui est nécessaire pour qu’il soit en mesure d’apprendre convenablement à lire, à écrire et à compter à l’école élémentaire ». Notons, pour taquiner, que la formule « une certaine aisance » est aussi peu scientifique que le « certain temps que mettait un certain fût de canon à refroidir » selon Fernand Reynaud.

Pourtant, certains élèves réussissent le test alors qu’ils n’ont pas été soumis à un entraînement lexical intensif à l’école maternelle, c’est qu’ils l’ont acquis par d’autres moyens : lesquels ? Cela n’intéresse pas le CSP. Qui peut dire que la façon dont le vocabulaire a été acquis est indifférente à la façon dont il est ensuite disponible pour certains usages nouveaux et singulièrement celui de la lecture ? Peu importe, sans doute, parce que les élèves qui auront acquis du vocabulaire à l’école préélémentaire réussiront désormais les tests de vocabulaire et le ministre pourra crier victoire avant de partir pour d’autres conquêtes…

Bien choisir ses variables

Si l’on avait isolé une autre variable, disons par exemple si l’on avait mesuré le revenu moyen des familles des élèves, on aurait pu constater que les enfants des familles aux revenus moyens les plus élevés s’en sortaient plutôt bien et que les enfants des familles aux revenus moyens les plus faibles ne s’en sortaient pas. La conclusion aurait été : accroissons les revenus des familles aux revenus les plus faibles et leurs enfants y arriveront. Je ne sais pas si cette proposition serait plus judicieuse que celle qui a été retenue ni si surtout si elle aurait d’avantage d’effets sur l’apprentissage de la lecture…

Ceci pour dire que le choix pédagogique qui est proposé est un choix à chemin unique : la dimension systémique de tout apprentissage est niée. Et finalement, ce sont les variables choisies notamment parce qu’elles sont mesurables par des tests et transposables dans des protocoles de « remédiation » qui pilotent toute la construction des programmes. Mécaniquement, cela déplace vers la grande section les apprentissages qui étaient jusque-là à réaliser au CP et puis de la grande section à la moyenne, et jusqu’à la petite section.

Le temps de la politique n’est pas celui de l’éducation, ce constat n’est pas nouveau. Les enseignants de maternelle entraient progressivement dans la logique des programmes de 2015, ils n’auront pas le temps d’en voir les effets parce que, pour marquer son passage, un ministre a décidé qu’il y avait urgence à renverser le balancier. Celui ou celle qui lui succédera aura-t-il davantage de patience ? Je me sens pris au piège, je souhaiterais tout à la fois que oui, pour permettre, enfin, à un projet de se stabiliser dans le temps, mais si c’est le projet qui dessine cette note, je souhaiterais qu’il soit remplacé par un autre… Il faudra bien pourtant que ce jeu destructeur s’arrête un jour.

Yannick Mével
Formateur Inspé dans l’académie de Lille-Hauts de France


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Photo Rachel Harent