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La posture du formateur
Pour jouer leur rôle de citoyen dans la complexité de nos sociétés technoscientifiques globalisées du XXIe siècle, les individus doivent maitriser les démarches rationnelles d’investigation telles que la démarche expérimentale (DE). C’est pourquoi le projet de l’association des Petits Débrouillards renoue avec le principe des lumières, mais en visant davantage le développement de comportements et de compétences. Sur le plan pédagogique, leur démarche croise les apprentissages par le groupe, par l’action et par la conduite de projet. L’erreur et le débat y constituent la base, et l’expérience sert à générer des faits dont l’interprétation sera à débattre. Selon les situations, l’expérience sera utilisée de façon inductive afin de construire un questionnement et des hypothèses, ou de façon déductive pour mettre à l’épreuve des hypothèses produites préalablement. L’éducateur y est avant tout un facilitateur chargé de stimuler la réflexivité du groupe, tant sur le plan logique (l’interprétation des faits), méthodologique (la validité d’une observation), qu’épistémologique (le choix de critères de scientificité). Les champs d’investigation sont orientés par les préoccupations des participants, leur quotidien, l’actualité, leur projet, etc.
Durant dix années d’encadrement de formations dans ce réseau, nous avons constaté que les difficultés observées lors des stages de formation continuent à se manifester sur le terrain. Il s’agit de l’usage de l’expérimentation comme simple support de démonstration et du monopole par l’éducateur de la conduite de la DE. Une grande part de l’origine de ces difficultés se trouve dans une conception naïve de la vérité scientifique et un rapport traditionnel à l’apprentissage. Décrivons de façon caricaturale la séance type d’un éducateur débutant dans l’éducation à la DE. Celui-ci propose une expérience contrintuitive suscitant la curiosité, puis interroge le groupe sur le pourquoi du phénomène observé. On peut alors voir apparaitre chez l’éducateur une insécurité générée par l’imprévisibilité des questions, la méconnaissance des réponses sollicitées et la non-appropriation de la démarche de recherche. Cette insécurité s’exprime par la non-prise en compte des contradictions expérimentales et par le rejet des explications du groupe non conformes aux savoirs académiques. Et ce, même si le raisonnement logique émis par les enfants est pertinent au regard des connaissances disponibles.
Illustrons le propos à partir du cas d’un animateur souhaitant explorer le concept de pression en vue d’un projet de construction d’un poste de pilotage de Montgolfière, dans le cadre de l’année Jules Vernes. Il prévoit un cycle d’expériences impliquant la pression. La première consiste à placer une cannette vide, fermée par un ballon dégonflé, dans l’eau chaude. Sous l’effet de la chaleur, le ballon se redresse (dilatation de l’air). Les enfants, amusés, se questionnent. L’animateur distribue du matériel pour que tous les enfants reproduisent l’expérience, après quoi il leur demande « pourquoi ? ». Il obtient peu de propositions. L’une d’elles est : « L’air chaud est plus léger que l’air froid, alors l’air monte dans le ballon. » L’animateur répond : « Bonne idée, mais ce n’est pas ça. » Face à l’attente, il donne son explication. Il ne propose pas de décrire (« que vois-tu ? »), ni de contrexpérience (« que se passe-t-il si je retourne la cannette ? »), il n’anime pas le débat (« et toi es-tu d’accord ? pourquoi penses-tu cela ? » ), etc. Il ne propose pas de se documenter sur les montgolfières afin de confronter les informations avec les observations de leurs expériences, etc. L’éducateur invalide la totalité de la démarche, sans profiter de l’opportunité que constituent les erreurs. L’explication vient sans délai corriger la production du groupe, privant ses participants des moyens de s’approprier la démarche expérimentale.
Ces comportements contribuent à générer du dogmatisme scientifique, puisque l’impossibilité de remise en cause argumentée des savoirs académiques leur confère un caractère sacré. L’éducateur oublie souvent les spécificités de l’activité expérimentale qui implique, entre autres, des questions de significativité des résultats ou de validité des approximations réalisées (est-ce que la loi des gaz parfaits s’applique dans un volume de 50 cL ?). L’éducateur présente une démonstration illustrée par l’expérience et, parce que l’auditoire a manipulé, a été interrogé et a écouté la bonne réponse, il pense avoir éduqué à la démarche expérimentale.
Au cours de nos formations, nous faisons analyser ce type de situation lors de simulations ou de mises en situations réelles, à partir d’une grille d’analyse de la répartition des tâches entre l’éducateur et le groupe (manipulation, description, questionnement, construction d’hypothèses, interprétation, etc.). Grâce à ces analyses collectives et croisées, les stagiaires prennent conscience de l’écart entre ce qu’ils pensaient réaliser et ce qu’ils font. Ils constatent que l’éducateur est le principal acteur de leurs séances qui, au-delà des apparences, conservent les caractéristiques d’un cours magistrocentré. Malgré des débats sur l’épistémologie et sur l’histoire des sciences, articulés à des séquences d’expérimentation, la grande majorité des éducateurs en formation ne dépasse pas ces difficultés. Le modèle de l’enseignement scolaire magistrocentré reste dominant dans leur activité, ce qui va à l’encontre des objectifs éducatifs de l’association.
Déjà, en son temps, Bertrand Schwartz, pionnier de la formation des adultes, écrivait : « Les formateurs ont tendance à reproduire les méthodes pédagogiques qui ont été utilisées pour les former. »1. Nous ferions donc face à un problème de transfert lors de la construction des compétences professionnelles. Nicole Poteaux, professeure en sciences de l’éducation à Strasbourg, spécialisée en pédagogie et didactique des langues, s’est penchée sur ce problème, elle écrivait : « Nous observons une relation d’isomorphisme entre les méthodologies de formation des enseignants et le transfert de cette méthodologie dans leur enseignement. » L’isomorphisme ne concerne pas que la méthode : « Le mode de travail utilisé dans les moments de formation influençait les postures que les enseignants développaient avec leurs élèves. »2. Le maintien de pratiques et postures transmissives en éducation s’explique probablement par ce phénomène, car les pratiques pédagogiques actives sont souvent présentées et non vécues, faute de temps, de moyens, de conditions matérielles. Même lorsque des personnes se montrent intéressées par ces approches, elles n’ont pas déconstruit leurs représentations sur l’éducation et l’apprentissage, surtout si le corpus à enseigner est considéré comme prioritaire par l’institution employeuse.
Formé aux méthodes actives dans le cadre d’un modèle magistral, l’apprenant doit « transformer sa posture, seul, en accomplissant un travail sur soi en dehors de la situation de formation ». Dans le cas de la démarche expérimentale, les personnes interprètent les principes et les postures des sciences expérimentales à travers le filtre de leurs représentations scolarisées de l’apprentissage et de la science. Le modèle transmissif se maintient malgré la volonté déclarée des individus d’en changer, car l’acquisition intellectuelle et rationnelle de ces démarches n’est pas un stimulus suffisant pour déséquilibrer en profondeur la structure mentale, siège des comportements et de la motivation. Nous ne pouvons pas réaliser d’apprentissages transformateurs relatifs à l’apprentissage de la démarche expérimentale sans réflexivité sur les rapports à l’apprentissage, aux savoirs et à la science. La recherche-action autorise une telle réflexivité, car les participants apprennent à décrire des faits, à définir des notions, à construire et tester des hypothèses, etc. Les représentations individuelles et collectives se confrontent aux produits de la recherche en éducation. Le questionnement est stimulé et les convictions sont mises à l’épreuve. L’acquisition par la pratique réflexive des méthodologies de recherche expérimentale et des connaissances y attenant engendre l’appropriation de nouveaux principes éducatifs et la mobilisation de nouvelles pratiques pédagogiques fondées sur un rapport aux apprenants renouvelé. L’isomorphisme postural apparait alors comme une solution aux freins de l’apprentissage de la démarche expérimentale et nous rapproche des principes directeurs de l’action-formation-recherche de Daniel Poisson, qui cite Bertrand Schwartz à ce propos : « La première idée est qu’il faut, dans la formation des formateurs, être congruent avec les méthodes et les démarches que ceux-ci seront amenés à exploiter avec leurs propres apprenants. Cette cohérence pédagogique conduit à éviter de faire un cours magistral sur l’autoformation ou une formation à la pédagogie par objectifs qui ne définirait pas ses propres objectifs. »
La prise en compte du phénomène d’isomorphisme postural dans l’éducation aux sciences expérimentales nous a conduits à poser l’hypothèse suivante : si les institutions qui ont pour objectif d’éduquer aux sciences expérimentales formaient leurs éducateurs au moyen d’une recherche-action portant sur ce type d’éducation, alors l’écart entre les discours et les pratiques des éducateurs se réduirait grâce aux effets de l’isomorphisme postural. Cette hypothèse suggère la création d’un dispositif de formation-action-recherche au sein des institutions. C’est ce principe qui nous a guidés dans l’animation d’une recherche-action sur la conception de dispositifs de formation et d’accompagnement des acteurs associatifs du réseau des Petits Débrouillards.
Cette recherche action n’a pas abouti à la mise en œuvre de ce type de dispositif, nous privant de données nécessaires à l’évaluation de notre hypothèse directrice. Mais l’analyse du déroulé de la recherche a montré que l’appropriation de la démarche de recherche3 par les acteurs constituait un obstacle majeur. Cela confirme notre analyse qui souligne la difficulté pour les éducateurs à faire acquérir une posture qu’eux-mêmes n’ont pas acquise, malgré l’intérêt pour la culture scientifique des individus de ce mouvement. Cela questionne alors la place de la culture de la recherche dans l’éducation à la DE, et dans la culture scientifique plus globale. Nous constatons que la pratique de la recherche-action ne garantit pas à court terme l’acquisition d’une posture de recherche. Comment en optimiser son acquisition ? Faut-il alors formaliser des activités d’apprentissage propres à la démarche de recherche, même si les acteurs ne s’interrogent pas naturellement à son propos ?
- Daniel Poisson, Momen Sughayyer, « Retour réflexif sur l’émergence du concept d’action-formation-recherche », dans Recherche qualitative en formation des adultes, Lille, http://www.trigone.univ-lille1.fr/cifmq2009/?/Les-actes-du-colloque/ 2009.
- Nicole Poteaux, Mémoire d’habilitation à la direction de recherches, non édité, université de Strasbourg, 2007, p.13.
- Vivien Braccini, http://www.theses.fr/2014STRAG040