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Groupes de niveau : « C’est vraiment aux équipes pédagogiques de s’approprier le texte »

Et si les groupes de niveau n’étaient pas conformes au Code de l’éducation ? Au-delà des difficultés liées aux inégalités créées par ces groupes et aux moyens humains insuffisants, Alain Boissinot, ancien directeur de l’enseignement scolaire et ancien recteur, pointe le fait que l’arrêté qui les instaure est en contradiction avec les textes qui régissent le fonctionnement des collèges et lycées.
En quoi le texte officiel instaurant les groupes de niveau contrevient-il au Code de l’éducation ?

Alain Boissinot : Il faut remonter un peu dans le temps, au décret fondateur de 1985 qui a créé les établissements publics locaux d’enseignement (EPLE) pour les collèges et lycées. On voulait alors vraiment leur donner un statut d’établissement, c’est-à-dire les laisser exercer des marges d’initiative. Ainsi, l’article 2 du décret de 1985, prévoit que les établissements ont la responsabilité de l’organisation pédagogique, dans le cadre des programmes nationaux, bien sûr.

Ce principe a été décliné dans de nombreux textes inscrits dans le Code de l’éducation, et on peut citer plusieurs articles dont certains relèvent de décrets et se situent donc en termes de hiérarchie des normes au-dessus de l’arrêté récent, c’est-à-dire qu’ils ont une valeur juridique supérieure.

Par exemple, l’article D332-5 du Code de l’éducation pose le principe d’une diversification des pratiques pédagogiques en collège mais en précisant explicitement que s’agit pas de constituer des filières : « Le collège offre, sans constituer de filières, un enseignement et une organisation pédagogique appropriées à la diversité des élèves (…) afin de leur permettre d’acquérir les connaissances et compétences du socle commun. (…) La mise en œuvre des modalités de différenciation relève de l’autonomie des établissements. »

Comment comprendre cela ?

A. B. : Il y a à la fois des raisons politiques et des raisons culturelles.

Du côté des raisons politiques, le gouvernement actuel fait une analyse, qui consiste à considérer que les Français se détournent de plus en plus de la politique, et que, contre cela, il faut absolument faire la démonstration que l’action politique peut être efficace. Ce n’est pas totalement absurde. Mais à partir de là, il en tire la conclusion qu’il faut procéder de manière directive, centralisatrice, qu’il faut aller vite. C’est du bonapartisme politique. Mais cette extrême directivité est très mal adaptée à la diversité des situations et à ce qui fait la complexité de la société moderne.

Et il y a un aspect culturel : la France est un pays où beaucoup de gens ont une conception très verticale du pouvoir, avec l’idée que seul l’État central est garant de l’équité, et que toute décentralisation, ou autonomie plus grande des établissements est une rupture de l’égalité. Ce jacobinisme amène à tout attendre du pouvoir central.

Le problème vient aussi d’un certain nombre d’enseignants eux-mêmes. Je suis frappé par le fait que de grandes organisations syndicales n’ont pas du tout fait porter la contestation des groupes de niveau sur cette question mais sur celle des moyens. On voit bien que ça n’est pas la problématique de l’autonomie qui leur importe.

Pour ce qui est des chefs d’établissement, ils sont sans doute plus attachés à l’autonomie, mais dans une situation difficile, partagés entre des motivations opposées, à la fois l’envie qu’on leur donne des marges de manœuvre et qu’on leur permette d’exercer des responsabilités, et parfois aussi la demande de normes, de règles protectrices, par rapport aux familles, par exemple. Souvent, les individus sont partagés entre ces aspirations contradictoires.

Est-ce que votre analyse est partagée ?

A. B. : Oui, nous sommes plusieurs anciens recteurs ou experts à avoir échangé sur ces sujets. Au-delà, intervenant par exemple en formation de chefs d’établissement, ce dont je suis témoin, c’est d’un fort degré d’inquiétude et de déstabilisation au sein du système éducatif. Je veux tirer la sonnette d’alarme, la situation est très préoccupante.

Je travaille essentiellement avec des chefs d’établissement, mais on peut observer la même chose chez beaucoup d’enseignants. On crée avec ce texte un climat très difficile dans beaucoup d’établissements.

En plus, pour mettre en place ce dispositif, on abandonne des dispositifs antérieurs, dont certains étaient récents, c’est extrêmement démobilisateur pour les équipes pédagogiques de voir remis en cause ce que l’on a mis en place à la rentrée précédente. Il y a en effet de quoi être découragé.

Que risquent établissements qui n’appliqueraient pas le texte ? Et le ministère pourrait-il être amené à prendre un nouveau texte, du niveau d’un décret ?

A. B. : Beaucoup au ministère sont conscients du fait que la situation créée n’est pas satisfaisante. De là à envisager un nouveau texte qui démentirait le précédent, cela ne me semble pas possible pour des raisons politiques évidentes, compte tenu notamment de l’implication du Premier ministre.

Je ne pense pas que le ministère soit en situation d’imposer une espèce d’orthodoxie trop rigoureuse. C’est vraiment aux équipes pédagogiques des établissements de s’approprier le texte, et mon sentiment est qu’elles peuvent très bien l’adapter avec souplesse.

Il y a à ce sujet une indication intéressante : l’enseignement privé n’a pas hésité à argumenter contre l’application de l’arrêté au nom de l’autonomie, et le ministère a pris acte. Les établissements publics pourraient très bien interpréter le texte dans le même sens. La balle est très largement dans leur camp, avec tout de même une interrogation sur la réaction des parents d’élèves, et sur le sens dans lequel ils feront éventuellement pression. Tout ça va demander beaucoup de diplomatie.

Les parents ont pu, dans un premier temps, trouver que tout ça était très bien, mais, très vite, ils vont se rendre compte que ce n’est pas si simple, si leur enfant était concerné par le groupe des faibles, par exemple.

Les mesures annoncées sur le brevet des collèges vont aussi se révéler difficiles pour les parents. Si on calcule une baisse de 10 à 15 % des réussites au DNB (diplôme national du brevet), ce sont des dizaines de milliers d’élèves qui échoueraient. Et si en même temps, il devient nécessaire pour accéder à la 2de, y compris la 2de professionnelle, les effectifs de redoublants vont être beaucoup plus nombreux en 3e, cela risque d’être déstabilisant pour beaucoup de collèges, et j’imagine mal que les familles s’en satisfassent.

On parle moins de cela pour le moment, parce que l’attention est portée sur les groupes de niveau, mais tout ce qui tourne autour du brevet est très très lourd de conséquences.

Propos recueillis par Cécile Blanchard

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Les groupes de niveau, une vieille histoire, par Jean-Michel Zakhartchouk
Alerte sur les groupes de niveau, par Gwenael Le Guével

Sur le site du Café pédagogique :

Groupes de niveau ou de besoin au collège : où est passée l’autonomie des établissements ? Tribune de Jean-Paul Delahaye