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Développer l’esprit critique pour apprendre ensemble

Couverture du n° 596, « Citoyenneté(s) »

Couverture du n° 596, « Citoyenneté(s) »

Trois enseignants témoignent de la façon dont ils ont mis en pratique les apports d’une formation sur l’esprit critique. Une approche pratique de l’esprit critique, du rapport à l’autre, au savoir, au cadre qui repose sur une utilisation souple des ressources institutionnelles.

Nous sommes en classe pour apprendre ensemble : recevoir des informations, les discuter, s’écouter pour débattre et approfondir, se les approprier pour qu’elles deviennent savoir. Faire preuve d’esprit critique apparait comme un acte fondamentalement citoyen de la vie de classe.

Nous proposons ici trois expériences de classe à des âges différents, élaborées, testées et analysées lors d’un processus de formation1 reposant sur une proposition de modèle opérationnel d’éducation à l’esprit critique (voir encadré). Celles-ci sont racontées à la première personne par chaque enseignant.

Sébastien en élémentaire : « C’est vrai, c’est le maitre qui l’a dit »

J’enseigne en CE1. J’ai voulu déconstruire le rapport de mes élèves au savoir et leur représentation de l’adulte en tant que détenteur de la connaissance.

L’idée de la séquence est de les faire travailler sur l’adjectif à partir de ressources diverses imposées, puis de questionner leur confiance dans cette source d’information grâce à un outil très simple : l’échelle de confiance (voir encadré 2).

Chaque élève a mené son enquête : Élie a interrogé ses parents, Tom son professeur de judo, Léa a consulté un dictionnaire, Nour une vidéo en ligne, etc. Ils ont précisé la provenance de cette information.

Le jour de la restitution, ils rédigent une synthèse par équipe. Ensemble, nous nous demandons qui a raison : « Mon papa, il m’a bien expliqué, c’est sûr qu’il a raison. » « Moi, j’ai regardé dans le dictionnaire donc c’est la bonne réponse […] mais j’ai pas compris. »

Je me demande alors si leur niveau de confiance ne serait pas lié à leur compréhension. Chacun estime son niveau de confiance grâce à l’échelle et répond à la question « ai-je compris ce qu’est un adjectif ? ». Je constate que leur niveau de confiance est moins lié à leur compréhension qu’à la qualité de la personne ressource.

Je me demande si les élèves sont conscients d’avoir construit un savoir ensemble. J’enrichis alors la séquence suivante de deux temps. D’une part, utiliser l’échelle avant (positionnement intuitif) et après la coconstruction du savoir (positionnement réfléchi) afin de mesurer un déplacement de la confiance en la source. D’autre part, un temps collectif de métacognition pour que les élèves prennent conscience de ce déplacement, et enrichissent ainsi leur rapport au savoir et à l’apprentissage.

Nous aboutissons à la formulation des critères de l’objectif « j’estime la confiance en la source ».

Olivier au collège : « Un prof, c’est fait pour écrire au tableau, qu’on recopie et qu’on révise pour le contrôle. »

En 4e, j’enseigne la physique-chimie en classe inversée, basée sur le travail en équipe des élèves. Pour que les élèves apprennent à collaborer, j’ai voulu qu’on explicite ensemble des règles de fonctionnement de classe et des rôles.

J’ai vite réalisé que cela ne suffisait pas : trop d’élèves ne se les appropriaient pas, n’en prenaient pas individuellement la responsabilité. Par exemple, le niveau sonore dans la classe restait une finalité collective, difficile à réguler individuellement autrement que par la sanction. Après un mois, huit élèves de la classe restaient bloqués sur leur croyance qu’apprendre n’est pas construire en équipe, mais recopier le tableau. S’engager dans le travail, collaborer, coconstruire les savoir-faire disciplinaires, cela faisait trop d’apprentissages pour eux.

Nous avons alors élaboré un système de tutorat. Choisis en fonction de leurs résultats disciplinaires, de leur envie, ou de leur aptitude à l’entraide, les tuteurs ont pris en charge le cours au tableau pour les élèves qui le souhaitaient, ou l’accompagnement des élèves qui voulaient rester en équipe.

En plus des objectifs disciplinaires, nous avons explicité, grâce à l’outil « mon contrat », les objectifs d’apprentissage transversaux de chacun : « j’ai un classeur complet et organisé » pour certains, « je rends un travail à chaque séance » ou « j’analyse mes erreurs » pour d’autres, « faire cours » ou « je suis tuteur » pour les derniers. Différencier les objectifs évalués a permis à chaque élève de se focaliser sur ce qu’il avait à travailler, tandis que les tuteurs régulaient le fonctionnement collectif. En fin de trimestre, ce contrat forme une base d’argumentation pour argumenter et débattre des résultats disciplinaires et transversaux, et ainsi prendre du recul sur ses progrès.

À la fin du deuxième trimestre, tous les élèves n’ont pas encore progressé en physique, mais tous ont déplacé leur rapport au savoir et à sa construction. Ils ont compris qu’il fallait s’engager dans l’action, que l’information pouvait aussi venir de documents ou d’autres élèves, et que pour cela le collectif devait être organisé.

Pauline au lycée : « Un débat ? On en a déjà fait plein de fois, on n’a jamais préparé. »

Professeure-documentaliste au lycée, j’interviens auprès d’élèves de 2de en EMC. Ils participent à un débat sur les libertés.

L’objectif est de développer une posture de débatteur éthique : écouter l’autre, formuler des arguments de contenu, évaluer l’information pour fournir des exemples et des preuves émanant de sources fiables, accepter la contradiction et contrargumenter dans le respect de la parole de l’autre.

En activité préparatoire, j’invite les élèves à décrypter l’objectif « je participe à un débat préparé ». Cette formulation entraine une discussion animée, beaucoup affirment : « On a déjà fait plein de débats, on n’a jamais préparé. » Pour certains, travailler en amont n’est pas utile : « Les arguments sont dans ma tête. » « La source [d’information], c’est moi. » D’autres contredisent : « Non, il faut faire des recherches pour trouver des exemples. »

Très vite, chacun se trouve à court d’arguments pour justifier son point de vue. En débattant, ils réalisent qu’en étant préparés, ils auraient pu développer une argumentation plus efficace, mieux maîtriser le sujet, anticiper les objections et intervenir avec davantage d’aisance et de conviction.

Nous écrivons alors ensemble les critères observables qui permettront d’apprendre et d’évaluer l’objectif « Je prépare un débat » (voir grille). Les élèves s’engagent alors assidument dans la préparation du débat sur les libertés.

Avant de nous lancer, nous envisageons l’objectif « je développe une posture de débatteur éthique ». Nous nous focalisons sur la nature et la qualité des arguments : chaque équipe échange pour placer sur une « pyramide de l’argumentation », des étiquettes permettant de hiérarchiser leurs arguments.

Un vif échange s’ensuit : « Mais les hommes politiques à la télé s’attaquent souvent sur leur vie personnelle ou leur manière de dire les choses, c’est pas valable alors ? » Nous réalisons que la plupart des arguments trouvés par les élèves se situent initialement au niveau 4 ou 5 de la pyramide. Nous définissons le niveau 3 comme le niveau éthique à atteindre.

À chaque âge son niveau d’explicitation

Dans nos classes, faire vivre l’esprit critique n’est pas toujours suffisant pour que chaque élève soit conscient que c’est un apprentissage. Nous avons essayé de le rendre plus ou moins explicite selon l’âge et les besoins : un temps collectif de métacognition pour Sébastien, pour Olivier des objectifs d’apprentissage personnalisés lorsque les échanges collectifs ne suffisent pas, ou au-delà, avec Pauline, des critères observables et actionnables pour faciliter l’entrée des élèves dans les apprentissages ciblés.

Expliciter des règles, des rôles ou des objectifs ne se limite pas à l’apprentissage individuel. Il s’agit de coconstruction de normes communes, fondement de notre vivre ensemble et de notre citoyenneté de classe.

Sans chercher à être exhaustif, nous concrétisons ainsi avec les élèves ce que signifie faire « esprit critique ensemble », comment cela s’apprend, comment l’enseigner efficacement. Ils apprennent à construire un rapport critique au savoir, à l’autre et à l’apprentissage, à communiquer de façon constructive. Nous fondons une communauté d’apprentissage. C’est ainsi que nous préparons les élèves à la vie en société et à l’exercice de leur citoyenneté, en leur offrant les outils pour devenir des acteurs éclairés et responsables.

Olivier Sauret
Enseignant et formateur
Pauline Mazaud
Professeure documentaliste
Sébastien Maréchal
Professeur des écoles

L’ « esprit critique ensemble ». Une proposition de modèle opérationnel

Pour qu’un élève apprenne, nous partons du principe qu’il ne suffit pas de le mettre en situation. Il lui faut aussi des repères pour pouvoir analyser, voire entrer dans l’apprentissage visé : pour développer l’esprit critique des élèves, nous cherchons à identifier des objectifs d’apprentissage accessibles en croisant leurs besoins spécifiques avec des modèles théoriques2.

Par exemple, les élèves sont-ils conscients que le savoir se construit :

  • à partir d’informations, dont la source n’est pas uniquement l’enseignant,
  • en interaction : toute situation d’apprentissage engage des relations. Au triangle enseignant-élève-savoirTriangle défini par Jean Houssaye. s’ajoutent le groupe classe, l’équipe de travail, les intuitions et émotions, qui peuvent à la fois faciliter ou perturber l’apprentissage.

Notre modèle d’« esprit critique ensemble » se décline alors en un ensemble d’outils pour développer la relation au savoir, avec soi-même, autrui, l’équipe et le groupe, dans une logique de collaboration et de communication :

  • l’échelle de confiance,
  • la pyramide des preuves,
  • la fiche-bilan : « mon contrat »,
  • la pyramide de l’argumentation,
  • une grille d’objectifs d’apprentissage évolutive des niveaux d’explicitation.

Voir le pdf ci-joint.


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Couverture du n° 596, « Citoyenneté(s) »


Notes
  1. Huit enseignants de tous niveaux ont participé à cette formation sur le thème « Enseigner l’esprit critique aux élèves – une approche pratique ». Jour 1 : élaboration du modèle (voir encadré). Jour 2 : identifier une problématique personnelle d’enseignement à l’esprit critique adaptée à ses élèves puis élaborer une séquence d’enseignement. Retour en classe : mise en œuvre de la séquence, recueil de verbatims ou productions d’élèves, photos, etc. Jour 3 : analyses croisées des expérimentations et coélaboration d’une grille d’objectifs d’apprentissage « esprit critique ensemble ».
  2. Voir Elena Pasquinelli et Gérald Bronner (dir.), « Éduquer à l’esprit critique. Bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation », texte rédigé dans le cadre des travaux du groupe de travail « Éduquer à l’esprit critique » du Conseil scientifique du ministère de l’Éducation nationale (CSEN) : https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conseil_scientifique_education_nationale/Ressources_pedagogiques/VDEF_Eduquer_a_lesprit_critique_CSEN.pdf.