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Comment enseigne-t-on les sciences expérimentales ?

Une relecture du dossier qui vise à établir les invariants reliant les articles : développer une attitude soucieuse de problématisation, accorder toute son importance à la confrontation des idées, interroger ce qui est découvert, s’enrichir de l’interdisciplinaire, référer ce qui est investigué et découvert en classe.

Le titre de ce numéro des Cahiers est largement couvert par la diversité des articles présents. À la question « comment enseigne-t-on les sciences expérimentales ? », les réactions rapportées offrent mille réponses aux questions posées par les coordinatrices. De la maternelle à l’université, les articles à propos des finalités, de la nature, de l’usage, des dimensions épistémologiques, didactiques, pédagogiques, formatives, éthiques, sociales des sciences expérimentales empruntent des voies rectilignes (comme dans la classe de S. Baud-Stef qui a systématisé sa démarche au CM1 ou de A. Przydatek à propos de la transformation du lait en yaourt) et des chemins buissonniers (comme ceux qu’emprunte C. Bruguière travaillant sur les opportunités d’apprentissages en classe de sciences, à partir de la lecture de certains albums de fiction qualifiés de « fiction faisant entrer le réel dans la fiction », à l’insu des personnages et du lecteur).

Au-delà des différences, l’intention des articles est toujours la même : se mobiliser sur le vrai grâce au statut de la preuve et ainsi prendre de la distance d’avec les croyances et les opinions. Chemin faisant, enseigner les sciences avec un souci méthodologique certes, mais une responsabilité sociétale tout autant.

Résumer cette diversité en ambitionnant une unité me conduit à suggérer cinq attributs à l’ensemble des articles de ce numéro.

Scientifique ?
  • Est scientifique une activité d’enseignement apprentissage qui aspire à développer une attitude soucieuse de problématisation (à minima, de questionnement circonscrit), d’investigation raisonnée (selon les voies de l’expérience, de l’observation, de la mesure), de modélisation (dont la forme élémentaire est une causalité rapportée à deux éléments). Ce faisant, la preuve de ce que l’on avance sera convoquée en permanence, la variété des langages largement sollicitée, les échanges disciplinaires invités, l’imagination engagée. La science est fille de la raison advenant d’une imagination contrôlée par la vigilance à séparer croyance, opinion et souci d’aller vers une pensée à vocation universelle. Les sciences expérimentales ? Une manière de contrôler les possibles divagations de la pensée d’un être par le souci d’un grand Autre qui représenterait tous les autres. Une façon de conduire les élèves, dans leurs diversités d’approche du monde, à regarder dans la même direction ce qui pourrait les rassembler qui a pour nom la raison.
  • Est scientifique une activité d’enseignement apprentissage qui aspire à accorder toute son importance à la confrontation des idées, y compris aux controverses. Seul, chacun est souvent entrelacé dans ses certitudes, ses opinions, ses croyances, que seule la confrontation avec autrui (un autrui matériel ou humain, présent physiquement ou à distance dans la littérature) conduit à interpeler. Une séquence d’enseignement apprentissage à dimension scientifique est, indirectement, car ce n’est pas son objectif premier, une activité émaillée de controverses. Celles-ci ne constituent pas des artéfacts, mais en composent le cœur même. Dès lors, on peut sans exagérer rapprocher activité scientifique et apprentissage de la démocratie. La science est une porte ouverte au vivre ensemble par le chercher ensemble, ce qui est commun dans l’explication du monde, des choses, du fonctionnement biologique de chacun. Apprendre à proposer sa réponse à une question posée comme une hypothèse conduit à une humilité non feinte. Engager un débat argumenté pour suggérer comment des hypothèses (dont la sienne) peuvent être validées, c’est se poser en s’opposant. Accepter, au vu de résultats indubitables, une conclusion défavorable à sa pensée de départ confine à la modestie du sage. Et plus encore découvrir qu’une expérience peut échouer, comme l’évoque A. Candiotti, c’est, au-delà de l’humilité, accepter un contrepoison à son orgueil.
  • Est scientifique une activité d’enseignement apprentissage qui aspire à avoir présent en permanence à l’esprit que chaque découverte doit être interrogée non seulement par le statut de la preuve, mais par le souci de l’autre. La science et l’éthique doivent cheminer de concert. L’article d’Anne Combes, Géraldine Carayol et Caroline Bonnefoy en constitue une belle illustration. « Dans la mesure où l’éthique nait du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l’éthique ne peut pas être une science », écrit Ludwig Wittgenstein, illustrant ainsi la difficulté à rapprocher le vrai et le bien, tant chacun a sa logique propre. Une éthique de responsabilité doit alors se substituer à une éthique de conviction, pour reprendre Max Weber.
  • Est scientifique une activité d’enseignement apprentissage qui aspire à accepter que le disciplinaire s’enrichisse de l’interdisciplinaire. V. Oget, professeur d’arts plastiques, S. Dupré, professeur de technologie, G. Cuny et Olivier Loiodice, professeurs de physique-chimie, l’illustrent avec un EPI (enseignement pratique interdisciplinaire) passerelle. L’école souffre du cloisonnement entre des disciplines donnant le sentiment d’un monde de connaissances préconstruit, immuable, aux logiques étanches. Les activités scientifiques sont l’occasion de rappeler Blaise Pascal, il y a trois siècles, justifiant les disciplines tout en ayant un point de vue métadisciplinaire : « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaitre les parties sans connaitre le tout, non plus que de connaitre le tout sans connaitre particulièrement les parties. »
  • Est scientifique une activité d’enseignement apprentissage qui aspire à référer ce qui est investigué et découvert en classe (une histoire minuscule) à ce qui a existé au cours de l’Histoire par des hommes et des femmes affrontant leurs questionnements. Toute découverte en classe n’est qu’une redécouverte, et à comparer l’histoire d’un hic et nunc avec l’histoire de ce questionnement hier et ailleurs, on relativise certes l’activité scolaire, mais, simultanément, on rend les élèves heureux de l’aventure de leur cheminement. La science ne se comprend totalement que référée à l’Histoire. Jean Jaurès écrivait, dans un discours à la jeunesse en 1903 : « L’Histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir. L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention, et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création. » Le plagiant, on pourrait substituer dans cette citation l’expression « histoire des sciences » au mot « histoire » seul. En fait d’ailleurs, une sociohistoire (rencontre de l’Histoire et de la sociologie d’une époque).
Science et projet de société

Sur un autre registre, parmi les articles proposés, on retrouve des contributeurs extérieurs à l’institution scolaire, soit parce qu’ils appartiennent à d’autres ministères, comme un IFSI (Institut de formation en soins infirmiers) conduisant une action d’éducation à la santé, soit parce que ce sont des organisations d’éducation populaire comme Traces ou Les petits débrouillards. Il faut y voir le signe que s’intéresser aux sciences expérimentales, plus qu’un projet interne à l’institution scolaire, est un projet de société.

Les sciences expérimentales constituent en définitive un archétype de ce que pourrait être tout enseignement de quelque discipline scolaire que ce soit : une alchimie entre la raison, l’action et l’émotion : la raison, car la science visera toujours à échapper à l’aveuglement de l’opinion ;

l’action, car les sciences expérimentales sont par nature filles d’une expérimentation, d’un agir normé par l’hypothèse que l’on cherche à confirmer ; l’émotion, car les sciences expérimentales, par l’échange d’idées qu’elles instruisent, par l’imagination qu’elles convoquent pour engendrer hypothèse et expérience, en sont la cause et la conséquence.

 

Michel Develay
Professeur émérite en sciences de l’éducation, Lyon 2