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« Choisir une certaine forme d’école, c’est faire un choix politique »

Le mouvement Utopia est une « coopérative citoyenne d’éducation populaire ». Face à la « dévitalisation des individus, des collectifs et des écosystèmes naturels », il porte un projet de société solidaire, conviviale, écologiquement soutenable, dont l’objectif est le buen vivir1. Ce concept, originaire des cultures autochtones d’Amérique latine, propose une manière de vivre en harmonie avec les autres, soi-même et la « Terre Mère » (Pachamama), considérée comme un être vivant à respecter. « Dans une telle société, chacun trouve sa juste place et la somme des parties génère quelque chose de commun qui va au-delà de la simple juxtaposition des productions de chacun. »
Les enfants d’aujourd’hui étant les adultes de demain, l’école doit former des citoyens et citoyennes à même de construire et de participer à cette société du buen vivir.
C’est ainsi qu’avec Reper 21 (Réseau européen pour la promotion d’une économie responsable au XXIe siècle), en Roumanie, et le CCRF (Centre coopératif de recherche et de formation à la pédagogie Freinet), en Belgique, Utopia a répondu à un appel à candidature pour un projet Erasmus +, et obtenu un financement de 250 000 euros sur deux ans pour créer un outil de formation des enseignants en accès libre, qui s’adressera aussi aux autres parties prenantes de l’école et de l’éducation, typiquement, les parents d’élèves.
Il s’agit à travers cette plateforme de formation de démocratiser l’utilisation des pédagogies actives dans l’école publique pour développer la motivation intrinsèque des enfants, réduire les disparités de performance entre les élèves et former des citoyens conscients et engagés.
« Par pédagogie active, nous entendons une approche où l’élève, placé au centre du processus d’apprentissage, est mis en activité intellectuelle (suscitée par la manipulation, l’exploration, l’interaction avec un document, un cours, etc.) afin de s’approprier les savoirs, de les utiliser et de les transférer de façon autonome, y compris en dehors de l’école. »
Le mouvement Utopia réfléchit depuis des années au sujet de l’éducation. En 2022, trois de ses membres (Hélène Lonza, Jean Lesage et Marcel Thorel) ont coécrit aux éditions Utopia le livre L’école que nous voulons. En s’appuyant sur leur expérience d’enseignants Freinet et sur le projet de l’école expérimentale de Mons-en-Baroeul (Nord), ils ont exposé leurs pratiques et dessiné le profil d’une école émancipatrice et solidaire.
Lors d’une université d’été du mouvement, ses auteurs en ont présenté le contenu aux adhérents. « Ça a été un déclic pour les adhérents du mouvement, on a voulu faire quelque chose de ces contenus. »
Dans la foulée, Prune Helfter-Noah, porte-parole du mouvement a également écrit un livre sur le sujet de l’éducation en 2023, En finir avec l’école, un projet de société émancipateur, ce qui a permis de poursuivre et d’alimenter les débats au sein du mouvement quant aux nombreux dysfonctionnements et effets néfastes du système scolaire sur les enfants et la société. « Interroger le système dans sa globalité a amené le mouvement à se questionner et à identifier le socle commun entre plusieurs pédagogies, afin de construire une formation en adéquation avec les valeurs portées par le mouvement. »
Et ces valeurs s’articulent autour de deux piliers : l’émancipation de l’élève et la coconstruction d’un vivre-ensemble.
« L’émancipation individuelle consiste à se libérer des dominations pour développer son autonomie de pensée et d’action, grâce à l’acquisition de savoirs. L’éducateur a pour rôle de créer des situations adaptées permettant à chacun de progresser selon ses besoins, en valorisant l’innovation pédagogique face à l’échec. Cependant, cette émancipation prend tout son sens dans une dynamique collective : la société du buen vivir valorise la coconstruction d’un vivre-ensemble incluant humains et non-humains, fondé sur la coopération, l’égalité, l’écoute et l’engagement pour le bien commun. L’équilibre entre autonomie personnelle et participation collective est essentiel pour éviter l’individualisme ou le collectivisme excessif ; il s’agit de créer des espaces où chacun s’épanouit tout en contribuant à une communauté harmonieuse et inclusive, attentive à l’ensemble du vivant », expliquent les deux coordinatrices.
Le projet s’attelle donc à construire un parcours de formation permettant de se former par la théorie et la pratique à une posture d’enseignant ou d’enseignante qui permette de construire une société émancipatrice harmonieuse et solidaire et qui reposera sur ces deux piliers, individuel et collectif :
« En articulant épanouissement personnel et intelligence collective, l’éducateur et l’éducatrice doivent préparer les élèves à naviguer dans un monde complexe, en citoyens à la fois autonomes et profondément reliés au vivant. »
Pour la Commission européenne, c’est un projet de MOOC (Massive open online courses, ou « cours en ligne ouverts et massifs ») qui a été déposé, mais au fil de la construction, le format figé est apparu contradictoire avec une démarche de pédagogie active, et il s’agit maintenant de développer un format plus flexible et plus coopératif. L’outil de formation est devenu une plateforme collaborative, conçue pour être très ouverte, pour que les utilisateurs construisent eux-mêmes leur parcours, à partir d’un socle de valeurs et un projet de société.
Il sera donc possible d’arriver sur ce site avec des niveaux différents, et de choisir son parcours de formation selon ses disponibilités et ses intérêts (émancipation, coopération, école du dehors, etc.). Plusieurs menus seront proposés : le parcours de formation en tant que tel, mais également des exemples de pratiques en accès libre, des éléments de réponse à certains obstacles fréquemment remontés (du côté des relations avec les collègues, l’institution, les parents, l’obligation de réaliser un programme, etc.), et une partie « s’informer » avec un approfondissement progressif des sujets. En outre, au-delà des deux années de construction de la ressource, il est prévu qu’il puisse être alimenté de façon collaborative, en dehors des trois associations à l’origine.
En parallèle de la construction de l’outil, et afin de l’alimenter, les trois associations recueillent les besoins en formation des enseignants et enseignantes à travers un questionnaire en ligne. Par ailleurs, une expérimentation aura lieu dans trente-six classes en 2025-2026 avec des enseignants volontaires.
Enfin, le projet comportera également un volet de plaidoyer pour une école du buen vivir, dans l’espoir de pouvoir rendre accessible le parcours de formation au plus grand nombre. Enseignants et enseignantes dans un premier temps, mais également toute personne du monde de l’éducation (loisirs, périscolaire, parents, etc.).
À travers cette plateforme, Utopia entend donc apporter sa pierre à l’édifice : « Tout acte d’enseignement s’inscrit dans un projet de société : l’école n’est jamais neutre, elle transmet des valeurs, des normes et une vision du monde qui façonnent les citoyens de demain. Ainsi, choisir une certaine forme d’école, c’est faire un choix politique : c’est décider du type de société que nous souhaitons construire. »
Cette conviction s’est renforcée lors d’un échange avec Philippe Meirieu autour du projet : « Il nous a conseillé d’assumer pleinement le côté militant et résistant de notre projet. Il est temps de réinscrire la pédagogie active dans une perspective politique d’insurrection, comme l’avait fait Freinet. Utopia peut jouer ce rôle grâce à son histoire. »
Pour Karine et Hélène, « former des citoyens capables de bâtir une société du buen vivir, c’est donc penser l’école comme un levier majeur de transformation sociale, écologique et démocratique, aligné sur un projet politique de vivre-ensemble harmonieux, solidaire et respectueux du vivant. Via notre parcours de formation, il s’agit donc d’amener les enseignants et enseignantes à s’interroger eux-mêmes sur leurs pratiques, d’accompagner une prise de conscience. Ce n’est pas juste une boite à outils, nous voulons les inviter à se questionner sur leurs valeurs, leurs postures, à chercher, à tâtonner. Et surtout pas leur livrer une pratique clé en main, sans réflexion. »
Derrière l’outil de formation, il est ainsi question pour les enseignants de trouver la juste posture, afin de sortir des rapports de domination des adultes sur les enfants pour adopter une posture d’écoute.
Cela passe aussi par un savant équilibre dans la quantité d’informations à donner, pour laisser les enfants chercher par eux-mêmes, faciliter leurs apprentissages plutôt que les gaver de savoirs : « Aujourd’hui, l’école éteint, étouffe le potentiel de vie chez les enfants, on en fait de petits soldats. Il faut redonner du sens, de la désirabilité pour un monde un peu plus joyeux. »
« Il y a un équilibre pédagogique à trouver entre l’adéquation au désir des enfants et l’éducation au désir, pour n’en abandonner aucun à ses déterminismes et leur apporter de nouveaux sujets sur le fond et la forme », explique Hélène Lion. « L’idée est que si on donne les outils aux enfants pour qu’ils identifient ce qu’ils aiment et ce vers quoi ils veulent aller, cela va donner quelque chose de bon. C’est une forme de foi en l’humain. »
« Notre vision de l’enfant rejoint le premier invariant de Freinet, à savoir que “l’enfant est de même nature que l’adulte”, explique Karine Porte. Il faut considérer un enfant de la même manière qu’on considère un adulte, ne pas lui faire ce qu’on ne ferait pas à un adulte. Même si leur maturité et leur appréhension des choses est différente, il faut entrer en relation avec eux de la même manière qu’on entre en relation avec un adulte, pour découvrir qui il ou elle est, sans aucune forme de violence. »
L’équipe projet a rencontré l’OVEO (Observatoire des violences éducatives ordinaires) dans le cadre de sa réflexion sur la vision de l’enfant et intégrera une ressource dans l’outil pour approfondir la question.
Il s’agit donc de sortir d’un rapport de domination, de « ne pas partir du postulat que l’adulte sait forcément mieux, de sortir de la posture du sachant, de se mettre à hauteur de chaque élève pour définir des activités en accord avec leurs besoins et stimulant leur motivation intrinsèque. L’adulte n’est pas devant, ni au-dessus, il accompagne. Et pour accompagner, il faut prendre l’enfant au sérieux. »
Il est possible de participer au projet en répondant à un questionnaire sur ses pratiques pédagogiques et ses besoins de formation ou en candidatant pour tester l’outil de formation ou mener une expérimentation dans sa classe en 2025-2026.
Informations sur le site d’Utopia.
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Notes- « Bien vivre » en espagnol. Concept autochtone utilisé en particulier en Équateur. Le buen vivir s’appuie sur le principe d’une relation harmonieuse entre l’être humain et la nature, considérée comme une personnalité à part entière, et qui fait primer la convivialité sur la propriété et privilégie donc une vie communautaire faite d’entraide, de responsabilités partagées, de production collective et de distribution des richesses selon les nécessités de chacune et chacun dans la communauté. On peut lire cet article de mai 2014 : Carlos Mendoza et Jean-François Pollet, « Le buen vivir, un petit laboratoire social importé du Sud ».