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À l’assaut de l’école : stratégies antiéducation sexuelle des mouvements d’extrême droite

Harcèlement ciblé contre les enseignants, infiltration des associations de parents, rhétorique complotiste, diffusion massive sur les réseaux sociaux de témoignages non vérifiés visant à susciter la peur et l’indignation… Les mouvements d’extrême droite déploient une stratégie offensive pour entraver l’éducation à la sexualité, en s’inspirant largement des groupes conservateurs et religieux américains. Avec un risque avéré : que l’école républicaine recule sous la pression.

Novembre 2024, académie de Normandie. Le rectorat ferme subitement l’accès public à ses sites pédagogiques disciplinaires, suite à la publication sur X d’un message accusateur par l’association SOS Éducation dénonçant une brochure sur les thématiques LGBTQIA+. Elle accusait l’académie de « mettre en danger les enfants » via cette ressource pédagogique.

Ce recul institutionnel illustre parfaitement l’offensive coordonnée que mènent depuis plusieurs années les mouvements d’extrême droite contre l’éducation à la sexualité dans les établissements scolaires français. Entre 2020 et 2025, ces groupes ont intensifié leurs actions pour entraver l’application de la loi de 2001 qui prévoit trois séances annuelles d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars), de l’école primaire au lycée.

Cartographie d’un réseau structuré contre l’éducation sexuelle

L’opposition à l’Evars mobilise un réseau organisé d’acteurs aux stratégies coordonnées, dont les ramifications atteignent les hautes sphères politiques. Notre étude des actions menées entre 2020 et 2025 révèle une architecture complexe mais cohérente. Peu à peu, nous assistons à un assaut violent des idées humanistes et une remise en cause des droits fondamentaux de l’enfant. Pour comprendre et pour mieux réagir, il nous faut décrire la sphère des groupes antiécole.

Le premier cercle de cette mouvance se compose de structures issues de La Manif pour tous, comme le Syndicat de la famille, dirigé par Ludovine de La Rochère. Ces organisations bénéficient d’une certaine respectabilité institutionnelle et voient leurs positions relayées par des parlementaires Les Républicains ou du Rassemblement national. Leur discours se concentre sur la « priorité éducative des parents » et le refus de « l’idéologie du genre », formule utilisée pour délégitimer toute approche égalitaire des identités et orientations sexuelles.

L’association Juristes pour l’enfance, présidée par Aude Mirkovic, apporte une caution juridique à cette opposition en contestant, par exemple, la mention d’options non binaires dans un questionnaire du Conseil économique, social et environnemental (CESE).

Rhétorique complotiste

Le deuxième cercle comprend des associations se présentant comme défenseuses de l’éducation, dont SOS Éducation est la plus emblématique. Sous la direction de Sophie Audugé, cette structure diffuse un discours alarmiste via des pétitions et rapports controversés. Son influence s’étend jusqu’aux médias conservateurs, particulièrement CNews, où ses représentants interviennent régulièrement pour marteler que « l’enfant n’a pas à consentir », brouillant délibérément la notion de consentement enseignée aux adolescents pour prévenir les abus.

Plus récent dans le paysage militant, un troisième cercle s’est constitué autour de collectifs nés sur les réseaux sociaux. Le plus actif, Mamans Louves, est apparu durant la crise du covid et s’est reconverti dans la lutte contre l’éducation sexuelle. Sa fondatrice, Roxane Chaféï, très présente sur Facebook et Telegram, utilise une rhétorique complotiste, accusant l’école de « violer l’innocence des enfants ». Ces collectifs diffusent massivement des témoignages non vérifiés de parents affirmant que leur enfant serait « traumatisé » par un cours d’Evars.

L’entrisme politique d’extrême droite

L’offensive contre l’éducation sexuelle est également portée par des structures directement liées aux partis d’extrême droite. Le réseau Parents vigilants, créé en 2023 sous l’impulsion du parti Reconquête ! d’Éric Zemmour, présente des candidats aux élections de représentants de parents d’élèves pour peser de l’intérieur sur les décisions des établissements. Cette tactique confère une apparente légitimité à leur combat en le faisant passer pour l’expression spontanée de parents inquiets, alors qu’il s’agit d’une campagne orchestrée par des réseaux partisans.

Lors d’un colloque au Sénat en novembre 2023, des personnalités d’extrême droite ont réclamé la remise en cause de contenus d’enseignement en histoire et d’éducation à la sexualité, profitant de cette tribune institutionnelle pour diffuser des thèses révisionnistes sans contradiction.

Stratégies numériques et présentielles : une offensive coordonnée

La mobilisation contre l’éducation sexuelle en France présente de fortes similitudes avec des mouvements observés aux États-Unis, tant sur le plan rhétorique que stratégique. Aux États-Unis, des groupes conservateurs et religieux, tels que le Family Research Council ou Focus on the Family, mènent depuis plusieurs décennies des campagnes structurées contre les programmes scolaires intégrant des contenus relatifs aux orientations sexuelles ou aux identités de genre1.

Ces groupes ont développé un savoir-faire en termes de lobbying politique et de mobilisation sur les réseaux sociaux, repris par leurs homologues français.

L’exemple de l’académie de Normandie révèle précisément l’utilisation d’une tactique déjà éprouvée outre-Atlantique : la mobilisation numérique rapide suivie d’une pression politique intense pour contraindre les institutions éducatives à reculer.

Aux États-Unis, des stratégies similaires ont permis à des mouvements réactionnaires d’obtenir régulièrement le retrait ou la censure de ressources pédagogiques en invoquant systématiquement la protection des enfants contre une prétendue menace idéologique ou morale.

L’appropriation de ces méthodes américaines de lobbying politique a permis une réelle influence du discours antiéducation sexuelle dans le débat public français, traduisant une américanisation des modes d’action politique dans ce domaine particulier.

Désinformation

Notre analyse s’appuie sur une base de données constituée de 5 000 phrases issues des sites, des réseaux sociaux et des influenceurs de ces groupes. Elle révèle des stratégies de communication élaborées, alternant actions de terrain et campagnes numériques virales.

La désinformation constitue le pilier central de cette offensive. Des tracts distribués aux abords des établissements scolaires prétendent, par exemple, que l’école apprendrait « la masturbation à 4 ans, le changement de sexe à 6 ans, la fellation et la sodomie à 9 ans ». À Nantes, fin 2023, des militantes ont distribué ce type de flyer aux parents d’élèves en dénonçant « les dangers de l’éducation à la sexualité ».

Ces allégations mensongères visent à provoquer un choc émotionnel et à mobiliser les parents contre des contenus pédagogiques qui n’existent pas dans les programmes officiels.

Harcèlement ciblé contre les enseignants

Au-delà de la propagande, ces groupes exercent des pressions directes sur l’institution scolaire et mettent en place un harcèlement cible contre les établissements et les enseignants. Des collectifs publient en ligne les noms des établissements qui organisent des ateliers d’Evars jugés trop « progressistes », exposant ces écoles à un déferlement de critiques sur Internet.

Des enseignants deviennent des cibles individuelles : en Bretagne, un professeur de lycée a reçu des menaces physiques d’un groupuscule réactionnaire pour avoir simplement inscrit un roman contemporain comportant des scènes intimes à un concours littéraire. À Grenoble, une professeure de lettres a été convoquée suite à la plainte d’une représentante locale du collectif Parents vigilants concernant un roman qualifié abusivement de pornographique.

Susciter la peur et l’indignation

L’étude de la présence en ligne de ces mouvements montre une maitrise sophistiquée des codes des réseaux sociaux. Notre analyse des contenus produits par ces mouvements révèle l’utilisation systématique d’un vocabulaire émotionnel visant à susciter la peur et l’indignation, autour de quelques thèmes récurrents. L’accusation centrale consiste à présenter l’éducation à la sexualité comme une entreprise de « sexualisation précoce » ou d’« endoctrinement » des enfants.

Cette rhétorique détourne complètement la réalité des programmes d’Evars, qui visent au contraire à protéger les enfants en leur apprenant à reconnaitre les situations inappropriées et à respecter leur propre corps et celui des autres.

Revendication d’un droit de véto parental

Un troisième argument récurrent oppose les droits des parents à l’intervention de l’État en matière d’éducation sexuelle. Les Associations familiales catholiques ont ainsi lancé une pétition demandant au ministère de sursoir au programme Evars, au motif que « les parents sont invisibilisés ». Cette rhétorique vise à obtenir un droit de véto des parents sur certains contenus éducatifs, remettant en cause le caractère obligatoire de l’éducation à la sexualité inscrit dans la loi française.

Aux États-Unis, le droit de véto parental s’inscrit dans une longue tradition de débats sur l’autorité parentale face à l’intervention de l’État en matière d’éducation, particulièrement dans le domaine sensible de l’éducation sexuelle.

Ce principe du véto parental a été particulièrement mis en avant par des groupes religieux conservateurs et par des associations de défense des droits familiaux, qui considèrent l’intervention étatique comme une menace contre l’autonomie familiale et l’autorité parentale. Ces groupes invoquent souvent le premier amendement de la Constitution américaine, relatif à la liberté religieuse et aux droits individuels, pour contester juridiquement les programmes scolaires obligatoires.

Autocensure et recul de l’institution sous la pression

L’offensive coordonnée de ces groupes a produit des effets tangibles sur l’institution scolaire, allant bien au-delà de simples polémiques médiatiques. Face aux risques de harcèlement, de nombreux enseignants pratiquent l’autocensure sur les sujets relatifs à la sexualité, aux identités de genre et aux discriminations.

Le cas de la professeure de Grenoble, désavouée par sa hiérarchie au nom d’une supposée neutralité à respecter, illustre parfaitement ce phénomène. Cette prudence excessive compromet la mission éducative de l’école républicaine, censée former des citoyens éclairés et lutter contre les discriminations.

Plus préoccupant encore, les institutions elles-mêmes reculent parfois face à la pression. En Normandie, le rectorat a fermé l’accès public à ses sites pédagogiques après la campagne de dénonciation menée par SOS Éducation.

Au niveau national, le ministère de l’Éducation a modifié le projet de programme Evars sous la pression de ces groupes : l’introduction de la notion d’identité de genre a été repoussée du collège au lycée, le terme transphobie a disparu du programme du secondaire, et l’accent a été réduit sur l’inclusion des personnes LGBTQIA+.

Cette offensive contribue à une polarisation extrême du débat public sur l’éducation sexuelle, présentée comme un champ de bataille idéologique plutôt que comme un enjeu de santé publique et d’égalité. La virulence des échanges rend difficile toute approche pragmatique et scientifique de ces questions.

Armer les enseignants contre l’entrisme réactionnaire

Face à cette offensive coordonnée, plusieurs stratégies peuvent être déployées par les enseignants et l’institution scolaire. La première ligne de défense consiste à identifier les acteurs et les stratégies de ces groupes. Reconnaitre leur rhétorique permet de ne pas tomber dans le piège de l’intimidation ou de la culpabilisation.

Il importe de rappeler que l’éducation à la sexualité est inscrite dans la loi française et répond à des objectifs de santé publique et d’égalité reconnus par les instances internationales. À ce titre, elle s’inscrit pleinement dans les missions de l’école républicaine : lutte contre les discriminations, promotion de l’égalité, protection des enfants contre les violences.

Quant aux tentatives d’intimidation individuelle et aux campagnes de harcèlement, la réponse collective est la plus efficace. Syndicats d’enseignants, fédérations de parents d’élèves progressistes et associations d’éducation populaire peuvent s’unir pour contrer la désinformation et rappeler l’importance de l’éducation à la sexualité.

Séraphin Alava
Professeur d’université émérite en sciences de l’éducation et membre associé de la Chaire Unesco de prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent
seraphin.alava@gmail.com

Pour aller plus loin

Webinaire mercredi 2 avril de 17 à 18h30 : « Éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle : comment construire une relation de confiance avec les familles ? » – coorganisé par le CRAP-Cahiers pédagogiques et la Ligue de l’enseignement


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Sur notre librairie

Couverture du numéro 561, « L’éducation à la sexualité »

 

Notes
  1. Kristin Luker, When Sex Goes to School: Warring Views on Sex—and Sex Education—Since the Sixties, W.W. Norton & Company, 2006.